Janus démagogue et les vaines doléances : la fragmentation du mouvement social dans l’élection présidentielle
Nouveauté de cette campagne : la fragmentation de la société civile en mille manifestes. Dans un contexte social difficile, le militantisme associatif de terrain, et dans une moindre mesure la boulimie pétitionnaire, conjugués au succès précaire de la démarche « chartiste » d’un Hulot, ont créé un effet d’entraînement mimétique, qui a permis à une variété d’acteurs nouveaux de rendre visibles des revendications sociales et politiques absentes des campagnes précédentes. Pourtant, force est de constater l’échec politique de ces démarches : la fragmentation du mouvement social en autant de revendications spécifiques n’a fait que renforcer les tendances démagogiques de la Ve République, au détriment de l’unité de la gauche.
Nouveauté de cette campagne :
la fragmentation de la société civile en mille manifestes. On a vu des
associations de banlieue, de parents d’élèves défendant les sans-papiers, un
mouvement représentant les SDF, ou encore un présentateur vedette capter une
parcelle de la campagne présidentielle, multipliant et renouvelant les types et
les formes d’intervention (agit-prop, pétitions, chartes) pour dynamiser une
campagne que les « grands » candidats n’ont pu du coup cristalliser -
et pour cause - en un thème unique. Dans un contexte social difficile, le militantisme associatif de terrain, et dans une moindre mesure la boulimie
pétitionnaire, conjuguées au succès précaire de la démarche
« chartiste » d’un Hulot, ont créé un effet d’entraînement mimétique,
qui a permis à une variété d’acteurs nouveaux (un homme de la télévision érigé
en allégorie de la cause écologiste, un acteur passant des nuits dans les
tentes avec les SDF, des médiateurs sociaux) de rendre visibles des
revendications sociales et politiques absentes des campagnes précédentes.
On pourrait considérer que cette
réussite - pour certains - est l’expression d’une vitalité démocratique, la
prise de parole « citoyenne » signant le retour des Français dans
l’agora, grâce à des structures politiques alternatives. Force est de reconnaître
à certaines de ces associations leur capacité de mobilisation des citoyens et
d’intervention dans le champ médiatique, leur dynamisme et leur créativité
inédits. Il y a là aussi, pourquoi pas, la sanction d’un réel désir
d’engagement de nombreux Français se sentant si mal représentés par la classe
politique au pouvoir, quelles que soient les causes défendues. En cela, ces
pratiques viennent contrecarrer la mascarade forgée par diverses émissions
télévisuelles, camouflant une masse folklorique de nombrilismes agglutinés dans
un hémicycle « face » aux candidats en photographie
« fidèle » de la société civile.
Pourtant, alors que la campagne
approche de sa fin, les Enfants de Don Quichotte et Nicolas Hulot ont bien été
obligés de constater, la mort dans l’âme, que malgré la médiatisation de leur
combat et l’intégration initiale de leurs revendications aux thèmes de la
campagne, les candidats principaux se sont au final bien payé leur tête. En
imposant trop tôt l’urgence à un gouvernement de droite en pleine (pré)campagne,
ils ont fait un mauvais calcul : il n’y avait aucune mesure de fond à
attendre de sa part, le reste, c’était de la poudre aux yeux. La question du
logement des sans-abri fait partie des programmes, mais l’émotion collective
autour de leur sort n’a en rien profité à ceux qui proposent de solutions
ambitieuses (réquisitions et préemptions par l’État de logements vides et
de terrains, sanctions contre les maires ne respectant par les minima en
matière de parc immobilier à loyer modéré...). Certes, l’urgence impose que l’on
s’adresse au pouvoir plutôt que de se marginaliser dans une radicalité intraitable.
Mais cette tactique est condamnée, à l’instar du vote utile au premier tour, à
l’invisibilité dans le long terme : l’oubli de la question écologique et
de celle du logement le démontrent sans appel.
Surtout, l’exemple désastreux de
Nicolas Hulot prouve que la démarche « chartiste », en imposant à
tous les candidats de signer une série de propositions sur lesquelles ils
s’engagent, est on ne peut plus néfaste, tant du point de vue stratégique à
court terme, que politique dans le long terme (du moins, pour ceux qui
défendent authentiquement les valeurs prônées). L’écologie est un problème
politique ? Tous les candidats doivent proposer des solutions urgentes
pour éviter les catastrophes en germe ? soit. Mais en l’occurrence la
charte consensuelle - ou plutôt transversale - d’une part condamne les Verts,
représentants ostensibles de la cause, à disparaître, puisque leur spécificité
se dissout dans le pseudo-consensus et qu’aucun candidat ne va refuser une
signature indolore et quelques coups de projecteurs... Et d’autre part on
s’empêche de toute façon de prendre position d’un côté ou d’un autre dans
l’éventail politique, puisqu’on ne fait pas le bilan des différentes équipes
ayant disposé du pouvoir, et qui auraient pu s’atteler à la tâche. Pas de
grande vision du monde et de la société derrière le souci de préserver la
planète : l’écologie incolore, coupée de ses racines historiques pour que
tout candidat puisse prétendre s’en soucier, n’est alors plus rien d’autre
qu’une politique de la préservation, une logistique de la réserve naturelle à
l’échelle de la planète avec un intrus gênant, l’homme.
La reprise des revendications par
tous les candidats, tout en exposant l’urgence des questions soulevées et donc
une première efficacité de la démarche, désamorçait leur impact politique, ou
plutôt révélait là encore l’impuissance, notamment en période électorale, d’une
charte suffisamment idéologiquement « neutre » pour être récupérable
par l’ensemble du spectre politique, ou presque. Une bonne charte ne doit
pas pouvoir être signée par tous, il faut qu’elle désigne sans ambiguïté ceux
qui ne pourront se permettre de la signer. Un consensus n’est finalement
efficace que si certains grimacent. En effet, la démarche d’une association
comme AC le Feu !, qui fut assez intelligente et insolente pour essuyer
les refus de certains candidats, a clairement compris de quel côté se
trouvaient ses intérêts et son horizon politique. C’est pourquoi, probablement,
son action reçut un écho médiatique quasiment nul, ce qui ne condamne
absolument pas son action à l’inefficacité : TF1 et France 2 ne sont pas
l’alpha et l’oméga de la vie politique, et les habitants des banlieues que
cette association représente ne sont pas dupes. Les scores de l’extrême-gauche
dans les banlieues pourraient à ce sujet bien surprendre.
Conséquences
politiques de la fragmentation
Pendant ce temps là, les ouvriers
d’Aulnay étaient en grève depuis six semaines, exprimaient des revendications
urgentes sur les salaires, mais on n’en sut presque rien pendant le premier
mois de mobilisation, et si peu par la suite, si ce n’est grâce aux rappels des
seuls candidats en ayant vraiment quelque chose à battre, ceux de l’extrême-gauche.
Si, contre les formes et les structures classiques de mobilisation, la société
civile doit désormais adopter les contours flous et changeants d’une nébuleuse,
si les différents engagements ne se regroupent plus autour de valeurs communes et
conflictuelles à la fois, si elles rechignent à se situer dans le spectre
politique existant, elles se condamnent, que les partis dominants leur fassent
l’honneur ou non d’une récupération électoraliste, à la dilution dans le grand
silence qui suit le concert des bonnes intentions. La paraphe, un voisin
italien politica buffa nous l’a déjà appris, n’a pas plus de consistance
qu’une promesse. La conquête des grands médias, par conséquent, ne peut être
l’objectif ultime de ce genre de mobilisations. Ce qu’il faut, c’est tisser des
réseaux : l’union fait la force.
La dispersion condamne les thèmes de
campagne moins prisés par les médias et par les politiques (les nombreux
aspects de la question sociale, leurs corollaires européens) à passer presque
inaperçus, là où une réflexion systématique et une stratégie solidaire auraient
profité à tout le monde. La mobilisation pétitionnaire et chartiste,
lorsqu’elle a la chance d’être sélectionnée par les médias, vient renforcer la
classe politique dominante et les aspirations magiques et thaumaturgiques
projetées sur la figure du candidat « sérieux », tout en minant la
solidarité fondée sur des aspirations communes et la puissance politique
qu’elle aurait pu faire naître. L’échec du regroupement antilibéral avant le premier
tour est à ce sujet un véritable désastre ; encore une fois, le mouvement
social a un train de retard sur le libéralisme.
Cette fragmentation est à la fois
l’effet et le moteur des tendances démagogiques du suffrage universel en régime
présidentiel : un président soleil est alors le seul capable de rassembler
la multitude, qui n’offre à l’échelle sociale aucune grande ligne de partage
classique. Ce que promettent l’éclatement des mobilisations promues par le
système et l’idéologie de la « fin des idéologies » et des
« systèmes » ? Une sorte de corporatisme polymorphe au détriment
de la solidarité nationale (et encore moins européenne et mondiale), de société
morcelée à la manière d’un puzzle... et agglomérée, rendue superficiellement
cohérente et mise en ordre (au travail) par le discours fallacieux d’une figure
tutélaire divine (« au-delà » des partis). La parcellisation de la
campagne en autant d’enjeux ponctuels a en effet contribué ces dernières
semaines au flou en matière d’engagements sociaux, permettant une nouvelle fois
à la droite de choisir le terrain sur lequel se jouerait la bataille
finale : non pas la question sociale (chômage, logement, pouvoir d’achat),
ni la question environnementale, mais le débat autour de l’identité nationale
et ses infâmes rejetons (immigration / intégration, délinquance / insécurité).
Pas étonnant alors que Bayrou grimpe et que se profile une union UDF-PS-Verts.
Reste à battre Sarkozy... Reste surtout que ça justifie d’autant plus le vote
utile dès le premier tour, mais pour ses idées ! pour le programme qui
nous séduit le plus, et de ce point de vue, encore une fois, le choix - pour
une personne préoccupée par les questions sociales - ne peut que se faire entre
les, disons, cinq candidats de la gauche radicale.
Chercher le consensus sous prétexte
que ces problèmes « nous concernent tous », avec de pareils
hypocrites, c’est châtrer le principe de toute action politique ; couper
les mobilisations spécifiques de solidarités plus larges, c’est condamner les
unes à l’impuissance et les autres à la mort. Le démagogue se transforme alors
en Janus, tendant un nouveau masque à chaque doléance, et peut tranquillement
décider de centrer la campagne autour des thèmes qui lui sont le plus
favorables. Il faut abandonner le vain espoir que la classe politique
hégémonique accepte un jour sérieusement de s’attaquer aux problèmes sociaux
graves de notre pays (chômage, pouvoir d’achat, ségrégations et discriminations
multiples) autrement que par des options néolibérales si les forces antilibérales
ne constituent pas une réelle puissance politique, capable de peser sur les
choix de la gauche gouvernementale - notamment lorsqu’elle cherche l’alliance
avec le centre (c’est-à-dire, avec un peu de perspective, la droite).
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