De l’art maîtrisé de la triangulation en politique
Sous réserve d’une analyse plus en profondeur, on ne peut qu’admirer la manière dont Nicolas Sarkozy, lors de la conférence de presse du 08/01/08, a su pratiquer la fameuse stratégie de la triangulation dans les domaines économique, social et culturel.
Qu’est ce que la triangulation ? C’est le fait de reprendre les propositions de ses adversaires politiques, en l’occurrence du PS, voire de Ségolène Royal, à son compte, en étant en position , contrairement à eux ,de les faire aboutir contre la droite et certaines forces conservatrices qui, pourtant, le soutiennent.
Il ne s’est pas agi seulement d’ouverture à des personnalités mais aussi à une politique réputée de gauche sur plusieurs points.
Ainsi il a voulu placer l’ensemble de son intervention politique sous le concept de "politique de civilisation" qu’il emprunte à E. Morin, réputé tête pensante de gauche de la vie sociale et philosophe de la complexité, et qu’il a reconnu avoir reçu la veille, ce que celui-ci n’avait pourtant pas révélé dans une émission tardive à laquelle il était invité sur France-Inter le même jour. "Remettre l’homme au coeur de la politique", tel est son credo, dans les entreprises, la ville, l’accès aux savoirs et à la formation, l’université. Un tel mot d’ordre semble faire écho aux propos de Ségolène Royal sur l’exigence que "la valeur humaine doit l’emporter sur les valeurs financières", ce qui ne semble - et c’est le moins que l’on puisse dire - pas un principe du capitalisme financier mondialisé dominant.
Qu’en est-il concrètement de ses intentions politiques ? Je retiens pour ma part plusieurs éléments de ses propos significatifs de sa volonté de gommer son image de président de droite conservateur : "Il nous faut d’abord changer, a-t-il dit, nos façons de produire, de travailler, d’apprendre et de vivre", dans les domaines de l’économie, de l’urbanisme de la formation et de l’information publique.
1) Economie :
Il s’est prononcé "pour un autre type de croissance, et pour cela, il faut changer l’instrument de mesure de la croissance" afin d’en établir un qui tienne compte de la qualité de vie des Français et non pas seulement du PIB ; un groupe d’experts sera chargé de définir les critères de cette nouvelle façon de mesurer la santé économique du pays qui prendront en compte la santé tout court, l’éducation, l’habitat, l’environnement et à ce sujet, les décisions du sommet dit de Grenelle devront être suivies d’effet ("Il faut sauver le soldat Grenelle"). Il faut repenser les indicateurs statistiques sur le coût de la vie auxquels plus personne ne croit aujourd’hui, en faisant intervenir des moyennes ciblées par catégorie de population et non plus seulement un critère global qui ne représente personne, c’est-à-dire au fond rien. Ségolène Royal n’a cessé de répéter ce genre de propos pendant et après l’élection présidentielle !
Il avoue ne pas pouvoir redresser le pouvoir d’achat autrement qu’en élargissant la participation de tous aux résultats des entreprises, y compris de moins de 50 personnes, en contrepartie de réductions fiscales, selon la règle chère à Ségolène Royal du donnant/donnant et qu’en défiscalisant de charges sociales les HS. Il a refusé, sans en préciser personnellement la ou les raisons, toute augmentation générale du SMIC, pourtant seul moyen réglementé par la loi et donc relevant du domaine de compétence de l’État ; mais il faut remarquer, à ce sujet, que Ségolène Royal avait elle aussi critiqué cette mesure unique comme portant le risque d’écrasement général des salaires et faisant du SMIC une trappe pour le pouvoir d’achat du plus grand nombre.
2) Social :
Il n’a rien dit de très neuf sur ce plan, si ce n’est la confirmation de l’abandon des 35 heures, toujours au nom de la valeur travail, et du désordre introduit par la loi dans le service des hôpitaux et a confirmé le rachat des RTT sans préciser, du reste, dans quelles conditions et à quel prix.
Mais il a insisté sur sa volonté de protection d’un capitalisme industriel national des effets délétères de la mondialisation financière, en prenant deux exemples, l’un négatif, la disparition de Péchiney du fait de la spéculation mondiale, l’autre positif ; Alsthom sauvé de la liquidation par ses soins. Il pense que grâce à l’Europe dont il prendra la présidence dans 6 mois et le refus des inégalités dans les échanges mondiaux par une politique de réciprocité, il pourra parvenir à sécuriser et à développer l’outil industriel français en s’appuyant sur un instrument financier national, jusqu’alors réservé plutôt à la construction immobilière, la Caisse des dépôts et consignations, en tant qu’actionnaire des entreprises. Il emprunte cette idée directement à une proposition centrale de PS. Nous ne sommes plus très loin d’une nationalisation rampante que la droite reprochait à la gauche comme l’expression d’un archaïsme étatique anti-économique...
2) Urbanisme :
"J’ai lancé, a-t-il dit, une réflexion sur le Grand Paris, sous l’angle de l’urbanisme, de l’architecture. On n’en parle jamais. Je vais m’impliquer personnellement dans ce dossier. Je ne laisserai pas ce procès s’enliser. La situation de la vie parisienne est devenue inacceptable" a-t-il promis, mais nous ne savons pas quelles sont concrètement ses intentions surtout en ce qui concerne le prix du foncier qui conditionne tout, et les principes qu’il entend mettre en oeuvre dans ce domaine. Manifestement il s’agit d’une pierre dans le jardin de B. Delanoë.
A propos des banlieues, il s’engage à réduire l’inégalité des chances selon un plan qui sera révélé en février par Amara Fadela ; il proclame qu’il veut en faire sa priorité, ce qui est à mettre en relation avec son éloge de la diversité à propos de laquelle il abandonne le terme de discrimination positive tout en marquant sa volonté de reprendre la signification de ces termes à son compte. Là encore, il s’agit d’une reprise du mot de diversité cher à Ségolène Royal pour marquer, au moins dans les termes, une convergence droite/gauche d’ouverture.
3) Les médias :
Cette ouverture à gauche est encore plus manifeste en ce qui concerne la télévision publique. Il reprend en effet la proposition la plus radicale de la gauche, à savoir la fin de la publicité privée sur les chaînes publiques, compensée sur le plan financier par une taxe sur les recettes publicitaires des chaînes privées. Il prend ainsi le contrepied de certains de ses amis à droite qui rêvent d’une privatisation généralisée du service public dans ce domaine dont ils espéraient profiter (suivez mon regard), mais dans le même temps il approuve les concentrations dans la presse écrite ne voyant là aucun danger pour la pluralité et l’indépendance de celle-ci. Nul doute qu’il s’agit là d’un compromis donnant/donnant. Le seul problème de la presse écrite selon lui est un problème de capitalisation et surtout de distribution, ce qui donne à penser qu’il remettra en cause le quasi-monopole de la distribution indirecte par les NMPP.
4) L’université et la formation :
Il s’est félicité de la réforme en cours (autonomie des universités) et surtout a promis un effort financier sans précédent en faveur des universités, sans rien dire du rapport d’inégalité entre elles et les grandes écoles. Tout son discours à ce propos est centré sur l’égalité des chances et du droit de chacun à avoir une seconde chance grâce à une offre de formation tout au long de la vie. Ce qui est traditionnellement une exigence de la gauche.
Je n’insisterai pas sur ce qu’il a dit de la politique étrangère dont il a défendu avec un talent et une grande pertinence les différents aspects, à l’encontre de ceux qui pensent que l’on peut traiter avec des chefs d’Etat dont on a besoin et que la pacification des guerres actuelles et futures exige en les méprisant ou en les humiliant. Il a même repris la formule de Ségolène Royal que beaucoup, à droite et à gauche, lui avait reprochée quant à la nécessité de "parler avec tout le monde".
Ainsi va la politique de Nicolas Sarkozy, génial stratège, selon l’expression d’E. Morin ; il ne veut être prisonnier de personne à droite, en tout cas pas de la partie de son électorat la plus conservatrice et la plus radicalement xénophobe et souverainiste. L’immigration dite choisie ne va pas tarir au contraire, les flux migratoires, derrière les faux-nez des tests ADN inapplicables en fait, et les reconduites à la frontière, dans la mesure où on peut estimer que les quotas d’expulsion seront de plus en plus difficiles, voire impossibles à tenir, ne serait-ce que pour des motifs humanitaires et compte tenu de l’élargissement de la zone Schengen , vont se poursuivre en liaison avec les pays concernés pour mieux répondre aux besoins économiques de la France et aux besoins de développement des pays dont sont issus les immigrants. Il reprend à ce sujet le terme de codéveloppement constamment utilisé par Ségolène Royal.
Bilan de ce discours :
On peut voir dans cette stratégie de détournement et contournement de positions de gauche un paradoxe pour affaiblir celle-ci, voire pour l’éliminer du jeu politique en l’obligeant à s’opposer à Nicolas Sarkozy par un discours hyper-critique et irresponsable d’extrême gauche ; ce qui serait le piège par excellence. Mais on doit, me semble-t-il, à la gauche et à sa capacité de faire des propositions souhaitables et réalistes le fait que Nicolas Sarkozy accepte certaines mesures socialement et économiquement utiles et peut se libérer par une stratégie de triangulation efficace des pesanteurs des forces sociales les plus conservatrices et/ou les plus néo ou pseudo-libérales. De même que Mitterrand était seul à pouvoir faire accepter à la gauche, à partir de 1983, des mesures de privatisation des banques et entreprises et de libéralisation sans précédent des médias, de même c’est, semble-t-il, l’intention de Nicolas Sarkozy de faire avaler à la droite des mesures que celle-ci a considéré jusqu’à présent comme étatistes voire gauchistes.
Reste que sur la question du pouvoir d’achat et surtout, comme l’a signalé avec justesse E. Morin, la vision par Nicolas Sarkozy de la valeur travail, considérée comme plus fondamentale que celle des loisirs, reste foncièrement de droite et totalement tributaire de la civilisation de la contrainte sociale économiste et donc antilibérale. Le temps de travail pour tout libéral conséquent ne peut être, et cela vaut pour la plupart des employés (ce qui veut dire ployés sous l’autorité sociale d’un employeur), qu’un mal nécessaire, non une activité de liberté mais soumise à la contrainte sociale. La réduction du temps de travail et le loisir sont pour tout penseur de la liberté depuis Platon et Aristote la condition pour vivre mieux, c’est-à-dire plus autonome.
"Travailler moins pour consommer moins et vivre mieux" selon l’auteur détourné par Nicolas Sarkozy, E. Morin, est, pour ce dernier, le principe premier d’une politique progressiste et libérale de civilisation. Nicolas Sarkozy sait donc très bien utiliser les auteurs et les héros historiques à contresens. Son art de la triangulation est à son comble.
Bravo l’artiste ! Que la gauche, ainsi que Ségolène Royal qui a tenté de le faire contre un grand nombre de dirigeants de son parti (et non pas des adhérents), retiennent cette magistrale leçon.
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