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L’affaire Érignac/« Paris-Match » devant la Cour européenne des droits de l’homme

Vendredi 14 septembre 2007, « Paris-Match » a fait appel devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’affaire de la publication par l’hebdomadaire, le 12 février 1998, de la photo du cadavre du préfet Érignac assassiné à Ajaccio (Corse) le 6 février précédent.

Le 14 juin 2007, il avait été estimé par la chambre ordinaire de la CDHE que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant la liberté de la presse et le droit d’informer, n’avait pas été méconnu par la justice française.

Une procédure soutenue par la profession des reporters

- Le jour même de la publication, la famille du préfet avait aussitôt porté plainte et le tribunal avait fait droit à sa demande sans aller jusqu’à la saisie de l’hebdomadaire : cette photo, soutenait-il, était « une atteinte intolérable aux sentiments d’affection des demandeurs ».
- Interjetant appel, Paris-Match avait vu le jugement confirmé et la Cour de cassation avait ensuite rejeté son pourvoi. En 2001, après épuisement des voies de recours nationales, Paris-Match s’était donc tourné vers la Cour européenne, dénonçant dans l’arrêt de la juridiction française une violation de l’article 10. Il aura donc fallu attendre six ans pour que la Cour rejette le recours de Paris-Match. L’affaire suscite une grande émotion dans la profession des reporters. Une pétition a été lancée depuis le festival « Visa pour l’image », le rendez-vous annuel du photojournalisme à Perpignan, au début de septembre : c’est « le droit à l’information par l’image », dénonce-t-elle tout de go, qui est menacé.

Le réflexe du voyeurisme comme politique commerciale

On peut être étonné que la profession saisisse cette occasion pour défendre une si noble cause. En revanche, on ne l’est pas du magazine Paris-Match qui justifie par « le droit de savoir » « le choc des photos » dont il a fait son fonds de commerce.
Les catastrophes, naturelles ou provoquées par les hommes, lui fournissent leurs lots réguliers d’images de cadavres, de blessés, de proches épargnés en larmes, que des escouades de photo-reporters traquent jusqu’à la nausée. Et Dieu sait si les tremblements de terre, les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les cyclones, les famines, les guerres, les attentats, les accidents de toute nature, les infanticides peuvent charrier des flots incessants de victimes, squelettiques, nues, épouvantées ou hagardes, sanguinolentes, grimaçant de douleur, agonisant, martyrisées, exécutées sommairement ou après un simulacre de procès ! Ainsi, en septembre 2001, le magazine exhibait-il, par exemple, une jeune femme en sang, victime de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, affalée contre un mur entre ses deux enfants, en état de prostration, avec comme titre ce délicat contraste de couleurs : « Toulouse : voile noir sur la ville rose ». On se souvient aussi que Paris-Match n’avait pas craint de publier la photo extorquée du président Mitterrand sur son lit de mort en janvier 1996.
Tous les cadavres sont "exquis" pour cet hebdomadaire. Ce sont des leurres efficaces pour capter l’attention des clients convoités. L’exhibition du malheur d’autrui est un stimulus qui ne rivalise qu’avec celle du plaisir d’autrui - ou de sa simulation - pour déclencher le réflexe de voyeurisme, puis la pulsion d’achat attendue du client.

L’information par l’image d’ "un cadavre exquis"

- Le problème, cependant, est de savoir ce que « le droit de savoir » gagne, à l’exhibition d’un cadavre. Qu’est-ce que la posture rituelle d’un ancien président sur son lit de mort ou le cadavre d’un préfet de la République assassiné, gisant dans son sang sur un trottoir, livrent donc comme information supplémentaire au lecteur qui veut savoir ? Qu’ils sont bien morts ? Qu’ils sont sereins ou recroquevillés ?
- Les rituels chers aux dictatures ou à l’Église catholique ont une fonction politique. L’exposition de la dépouille parée du « guide bien-aimé » ou du pape adulé vise au rassemblement du peuple des sujets ou des fidèles dans un moment d’affliction contagieuse autour du "père" disparu pour vivre collectivement une déréliction qui appelle instamment de ses vœux la prochaine tutelle du successeur. Et en publiant ces images, Paris-Match, contribue à cette manipulation des esprits.
- Mais le cadavre d’un préfet assassiné ou celui d’un ancien président sont-ils autre chose qu’un leurre pour susciter le réflexe de voyeurisme à des fins commerciales ? Il semble, en effet, que le réflexe de voyeurisme entraîne, par une sorte de dépression intérieure, une restriction du champ de perception et donc du désir de savoir ; le lecteur fait le vide autour du leurre qui provoque sa fascination jusqu’à s’enfermer en lui-même. Le malheur d’autrui lui offre l’occasion d’un bienfaisant ressaisissement de soi face au sort qui a frappé autrui, mais dont il a, lui-même, jusqu’à présent réchappé. Il vit une sorte d’exorcisme de ses peurs qui ne le porte pas forcément à s’intéresser à l’analyse de l’événement. Le cadavre remplit son champ visuel comme un bandeau sur ses yeux.
- On ne voit donc pas ce que l’exhibition d’un cadavre enseigne de plus à des lecteurs ? En revanche, on voit très bien ce qu’elle rapporte de plus à un journal qui vise plus la stimulation des réflexes primaires de sa clientèle potentielle que sa réflexion. Le comble, c’est que ça ne l’empêche pas de s’ériger en magistère moral décidant du Bien et du Mal. Paris-Match excelle en la matière, distribuant chaque semaine ses éloges et ses blâmes, hissant les uns sur les autels, couvrant les autres d’opprobre.

Loin d’être mis en péril par cette décision judiciaire européenne, « le droit à l’information » ne s’en trouverait-il pas plutôt affirmé ? Les photos de ces « cadavres exquis » ne prennent-elles pas une place démesurée dans une page de journal ? Leur éviction ne devrait-elle pas permettre à l’enquête et à l’analyse de trouver un espace qui, jusqu’ici, leur est chichement mesuré par cette priorité accordée abusivement à la stimulation des réflexes au détriment de la réflexion ? Faut-il s’en plaindre, sauf à se résigner à prendre le journal allemand BILD pour modèle ?




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12 réactions à cet article    


  • Aux_Larmes_Citoyen 17 septembre 2007 13:33

    à l’auteur

    merci pour cet article. Le Droit à informer a en effet bon dos dans cette peu glorieuse affaire. Paris-Match en cavalier blanc de la liberté de la presse... Et pourquoi pas Closer ou Ici Paris ?

    Ce journal est le pendant des émissions télévisées de Mireille Dumas ou JL Delarue : plus vulgaires encore que les émissions putassières de TF1 ou M6, car se drapant d’une dérisoire prétention « informative » et sociétale pour se vautrer dans le même voyeurisme glauque que les émissions des autres tout en prétendant faire autre chose.

    Paris Match, même combat !

    « Le Choc des Mots, le Poids des Photos »...

    Me viens plutôt slogan qui serait emprunté -encore- au regretté Pierre Desproges lorsqu’il évoquait le « journal » Minute :

    « Avec Paris Match, on peu faire des économies et lire presque tout Sartre : pour le prix d’un seul journal, on a en effet à la fois La Nausée et Les Mains Sales... »

    Encore merci pour votre article Paul. Nous pouvons être tout à fait d’accord !


    • Sandro Ferretti SANDRO 17 septembre 2007 14:15

      Au delà de a traditionelle exploitation commerciale du « sang et des larmes », ce qui frappe le plus, c’est l’inconstance de la juridprudence pénale rendue en 10 ans sur des affaires similaires :
      - la fameuse « photo interdite » de Diana dans le tunnel de l’Alma, alors qu’elle est « para-médiquée »par le Samu à l’arrière de la Mercedes ( noir et blanc)

      - la photo (reprise partout dans la presse à l’époque) du cadavre de Georges Besse, ex PDG de Reanult, baignant dans son sang et « épanchement cervicaux et parachymenteux » , comme on dit chez les médecins légistes, quelques minutes après son assassinat par Action Directe (Rouillan / Ménigon/ Cipriani). Ressortie 20 ans après, lors du débat sur la liberation anticipée pour raison médicale de Menigon, les ayant-droits ont intentés cette fois un procès.(au Monde hebdo, qui avait fait la une de ce dossier). Ce dernier avait plaidé qu’il fallait, pour les « djeunes » qui n’ont pas connu cela, montrer qu’AD n’était pas un anodin groupe de techno.)

      - Et enfin la photo du Préfet Erignac.

      Trois cas, trois jugements différents. Inquiétant. Peut étre M. Bilger, s’il passe sur ce fil, pourrait nous éclairer.

      C’est d’autant plus inquiétant que ces jugement sont observés de prét par les paparazzis et leurs employeurs. Ils « shootent » toujours, par principe (du mions qunad ils arrivent à temps, avant la police et le cordon de sécurité , les baches et les draps). En revanche, la décision de publier ou non est prise en focntion des jurisprudences précédentes, et bilan cout/ avantages, notament en termes de capacités de nuisance possible et du montant des dommages et intérets possiblement demandés par la partie civile.

      De ce fait, Dody Al Fayed et les avocats de la famille Royale UK ont été davantage craint que la pauvre veuve d’un obscur Préfet de la république . On a plus plus vu le cadavre du Préfet (ou du PDG de Renault) que celui de Lady Di.

      CQFD.


      • ZEN ZEN 17 septembre 2007 14:53

        @ Paul

        Bonjour. Analyse perspicace.Les marchands d’images n’ont pas de scrupules.

        « Il semble, en effet, que le réflexe de voyeurisme entraîne, par une sorte de dépression intérieure, une restriction du champ de perception et donc du désir de savoir .. »

        Trés juste. L’effet de fascination-sidération annihile l’esprit critique. L’inconscient refuse la mort, comme l’avait bien vu Freud.


        • ocean 17 septembre 2007 17:48

          eh oui, c’est aussi le système infernal peur / compassion qui depuis des décennies sert de trame aux journaux télévisés, ce qui durera aussi longtemps que le commerce (et donc la pub et donc l’audimat, pour paris-match les ventes) et l’info entretiendront leurs relations perverses.

          peur de ce qui arrive à l’autre : double effet

          - ouf la foudre est tombée à côté donc je suis vivant, euphorie

          - mais ça peut m’arriver à tout moment, voilà comment on me regardera et comment je serai quand je serai mort, donc je vis sous la menace, fragilisation, manipulation,

          et compassion : le pauvre, ou les pauvres, que ce doit être dur, donc je suis quelqu’un de bien, qui compatis, mes émotions fonctionnent, humanisation pour pas cher.

          le procédé est nul et condamnable comme vous le dites fort bien ; le délai de 6 ans ne l’est pas moins, qui assure une impunité de fait à ce lamentable périodique : l’exemplarité est largement et depuis longtemps diluée si ce n’est dissoute dans les flots qui depuis ont passé sous les ponts (ceux là même qui ont retourné la barque sur la marne, photos imminentes...)

          protéger l’humain de sa bassesse en filtrant l’info, et pas seulement pour la pub comme le fait le bvp, est un devoir qui relève du bon sens, sans entrer dans les débats faussement philosophico-démocratiques sur la liberté de la presse, qui n’a rien à y voir (dans tous les sens du terme : circulez, ça n’a rien à voir).

          et pourquoi ne pas écrire pour demander à paris-match de publier les photos de la rédaction, de la direction, des familles, etc, visages en gros plan, regards soucieux, à l’annonce que la partie était perdue en cour européenne ? ou la photo des argentiers de paris-match faisant le compte des dépens(es) - recettes occasionnés par la chose ?

          on pourrait même demander d’y adjoindre des photos de leur rire en lisant cette demande !


          • Paul Villach Paul Villach 17 septembre 2007 18:30

            Comment ne pas souscrire à vos observations, ô Océan Antlantique ? PV


          • Merci Monsieur le spécialiste émlnent des media. Une toute petite critique ... au-delà de votre introduction, vous n’avez pas, à mon sens, assez insisté sur le fait qu’il s’agissait de plus d’une décision de la CEDH qui rectifie une première décision prise en son sein. C’est donc bien plus encore qu’une simple décision de principe auxquelles nous sommes déjà ...hélas assez habitués s’agissant de la France


            • Paul Villach Paul Villach 18 septembre 2007 09:46

              Juste une rectification : « Paris-Match » a fait appel le 14 septembre 2007 d’une première décision rendue par la chambre ordinaire de CEDH le 14 juin dernier. Cordialement. PV


            • Paul Villach Paul Villach 19 septembre 2007 12:04

              Je pense qu’en posant la question vous connaissez la réponse. La qualité d’une information diffusée dépend du degré de lucidité du récepteur à qui on la destine.

              C’est la relation interactive du pêcheur à la ligne et du poisson : le premier ne peut user de leurres que le second risque de reconnaître.

              L’éthique que vous appeler de vos voeux, et qui se matérialise dans diverses chartes déontologiques de la profession journalistique, ne remplacera jamais ce rapport de lucidité ou de naïveté qui existe entre l’émetteur et le récepteur. Vous le savez comme moi, les belles règles de bonne conduite qu’on peut avec sincérité se donner, ne résistent pas à la pression des intérêts.

              En somme, on a aujourd’hui une qualité d’information à la hauteur du degré de lucidité de la majorité de nos contemporains. Si on se réfère aux 11 millions de lecteurs revendiqués par le journal allemand BILD, ce degré de lucidité n’est pas très élevé, c’est le moins qu’on puisse dire. L’audience recueillie par TF1 n’est pas plus encourageante. Paul VILLACH


            • Désolé de ma « bourde ». Lire moins vite...est préférable. Nous attendrons donc avec le plus grand intérêt le résultat de l’examen par la grande chambre de la cour Européenne des Droits de l’Homme !


              • docdory docdory 19 septembre 2007 14:06

                @ Paul Villach

                Finalement , la bonne décision de la cour Européenne des droits de l’homme entérine le fait que le droit à la vie privée subsiste même quand on est privé de vie ...


                • JL ML Jean-Luc Martin-Lagardette 20 septembre 2007 18:29

                  Voilà une analyse que je partage, Paul. Vous donnez l’exemple du citoyen qui réfléchit à ce qu’il voit et qui sait garder la tête froide : une qualité rare !

                  Je continue de penser que votre « Code de l’information », ce très bon livre que vous avez publié il y a déjà qq temps et qui manifestement vous inspire encore aujourd’hui, devrait faire partie de l’enseignement obligatoire pour les lycéens. Ce serait une très bonne façon de former des citoyens à l’esprit critique.

                  J’invite les Avoxiens à le lire : c’est un bon ouvrage d’initiation au décryptage de l’actualité...


                  • Paul Villach Paul Villach 20 septembre 2007 19:47

                    Jean-Luc, votre jugement m’est précieux. Et « le Ciel » (je veux dire « l’Éducation nationale ») vous entende ! Mais ça fait près de 20 ans qu’il reste sourd !

                    Ce que je souhaiterais dans l’immédiat, je l’ai dit plus haut, c’est que des lecteurs apportent leurs informations sur le sujet. Que l’on confronte, qu’on corrige, qu’on écarte ce qui est contredit, que l’on complète ! Cette affaire est de celles que le débat sur AGORAVOX peut éclaircir ou du moins rendre moins obscures.

                    Cordialement, Paul Villach.

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