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Accueil du site > Tribune Libre > Danone cède LU à Kraft Foods, les actionnaires se partagent « le gâteau » (...)

Danone cède LU à Kraft Foods, les actionnaires se partagent « le gâteau » (2)

Chapitre II : Le drame.fr

Rappel des faits :

Le 10 janvier 2001, une fuite dans la presse annonce un plan social : “Licenciements chez Danone ! Danone s’apprête à supprimer 3 000 emplois en Europe, dont 1 700 en France”, titre Le Monde.

Ce plan concerne le secteur “biscuit” du groupe, dont LU est l’entreprise principale.

Dans un contexte préélectoral et de débats parlementaires sur la loi de “Modernisation sociale”, cette révélation sur une des entreprises préférées des Français va se répandre comme une traînée de poudre et créer une situation explosive. En quelques heures, les médias s’emballent.

Tous les paramètres d’une crise sont réunis : mauvaise conjoncture sociopolitique, élection en préparation, lieux sensibles (Calais), marque extrêmement populaire emblème de l’économie à la française, communication défaillante de l’entreprise Danone.

L’auteur de l’article du Monde, mystérieusement en possession de documents internes à l’entreprise, d’études et analyses de sa situation, met en cause le bien fondé des conclusions économiques de ce plan, malencontreusement baptisé “Record”, qui conduirait à la fermeture de 11 usines de biscuits dont 7 en France.

Cette affaire s’engage donc sous de mauvais auspices, notamment du fait de l’actualité économique du moment (discussion sur la “loi de modernisation sociale” faisant suite à l’affaire Michelin et aux licenciements chez Mark & Spencer).

Lionel Jospin, alors Premier ministre, en fera les frais, lui qui deux ans plus tôt à propos de l’affaire Michelin déclarait : “L’Etat ne peut pas tout”. L’opinion publique, influencée par les médias y verra une trahison “jospinienne” des valeurs de la gauche et reprochera au Parti socialiste “sa nouvelle économie” considérée comme “un pacte honteux avec le marché”.

Le journal Le Monde, qui orchestre véritablement cette crise, annonce d’entrée de jeu que “les conséquences sociales du plan sont telles que la direction de Danone voulait à tout prix éviter de la rendre public avant les élections municipales de mars 2001”.

Il est reproché à Danone de donner priorité aux actionnaires, de ne pas communiquer sur sa stratégie, son manque de concertation avec les syndicats sur ce plan adopté dès l’automne 2000. De plus, l’ampleur du plan semble sans commune mesure avec la situation de LU. La seule justification avancée étant une moindre rentabilité, seulement 7,9 %, que les autres secteurs du groupe.

Avec ce premier article Le Monde donne un ton exceptionnel à cette affaire, et l’AFP va en amplifier la portée

en nourrissant de ses dépêches, tout au long de cette journée du 10/01/2001, la presse régionale, très sensible à un plan social d’une telle portée, qui touche des villes déjà fortement marquées par la crise économique et le chômage, comme Calais. L’annonce passe en boucle sur France Info. La presse toute entière s’embrase dès le 11/01/2001, radios et télévisions incluses reprenant les informations du Monde et de l’AFP.

Danone, un modèle de “capitalisme social” et une des entreprises préférées des Français, est réduite au silence car elle ne peut reconnaître l’existence du plan “Record” sans commettre un délit d’entrave. Cette obligation légale l’empêche de communiquer sur cette affaire et, du point de vue de l’opinion, l’enferme dans le mensonge. Les médias en profitent pour orchestrer la mise en tension de l’opinion, facilitée en cela par un contexte socio-politique lourd, marqué par des restructurations massives malgré la reprise économique, de prise de conscience des effets de la mondialisation de l’économie.

Plusieurs journaux vont d’ailleurs remarquer que l’annonce d’une restructuration a été accueillie comme “une bonne nouvelle” par les marchés financiers, pointant du doigt l’immoralité des marchés.

L’impasse juridique où se trouve Danone permet aux organisations syndicales de s’exprimer largement dans les médias. Danone reconnaît finalement l’existence d’un projet de restructuration, mais tente de le relativiser : “nous sommes en pleine réflexion, nous voulons nous donner 3 ou 4 ans” et de le minimiser : “je ne sais pas s’il y aura des fermetures d’usines, mais il est clair qu’il y a trop de capacités”.

Cette communication défensive est perçue comme l’illustration de la mutation d’une entreprise fondée sur la proximité et le progrès social, en une entreprise soumise à la pression de la mondialisation. Danone communique mal et est jugée comme manquant d’égard envers son personnel, ce qui écorne son image. Certains analystes verront dans cette affaire, l’illustration de l’opposition entre le père, Antoine Riboud, incarnation du capitalisme français social, paternaliste et familial et le fils, Franck Riboud, tenant d’un capitalisme financier “à l’américaine” où la création de valeur primerait sur tout.

Pour Le Monde du 17/01/01, la crise que traverse Danone va être l’occasion de vérifier si, au XIXe siècle, la vision humaniste du “double projet économique et social” a encore ou non un sens.

Le 18/01/2001, alors que la tension s’est relâchée, Le Monde relance l’offensive en publiant de nouvelles révélations, notamment les extraits d’une note interne à l’entreprise d’août 2000 qui identifie les risques majeurs en cas d’annonce du plan “Record” : “Dans une France socialiste bien-pensante l’annonce par un groupe, dont les résultats économiques sont remarquables, qu’il ferme la moitié de ses usines européennes de biscuits vient nourrir le débat sur la mondialisation (...) les fusibles ne tiendront pas longtemps. Les médias et politiques s’adresseront très vite, directement au président du groupe. L’image d’un dirigeant performant et humaniste que Franck Riboud est en train de construire sera d’autant plus remise en cause qu’il jouera à contre-emploi.”

Les managers de l’entreprise ayant une approche machiavélique de la communication sociale, le quotidien prête à l’entreprise un talent de machination et reproche à la politique sociale de Danone de n’être qu’une stratégie de communication. “La confiance est perdue”. La stratégie du démenti adoptée par Danone, de mensonge la 1re semaine, devient “trahison” !

Alors que les usines sont en grève. Danone confirme qu’il n’annoncera rien avant le 15 avril. Deux mois avant les élections, cette position est délicate. La presse relaie l’incompréhension et l’inquiétude des salariés et l’opinion publique s’emporte pour “Les P’tits LU”. Les journalistes jouent sur l’affect et suscitent la compassion des Français.

Un “appel au boycott” des produits Danone apparaît dans Le Canard enchaîné dès le 14/02 à l’appel du collectif “L’Ethique sur l’étiquette”. Une “pétition de soutien” est lancée par les syndicats. Mais c’est après les municipales et l’annonce par Danone le 29 mars de la prochaine fermeture des usines de Calais et de Ris-Orangis, que la crise se durcit et que la CGT appelle au boycott.

La presse participa à la diffusion de ce mouvement, en publiant la liste des produits Danone pour aider les consommateurs “qui ne savent pas quoi boycotter”. C’est une grande première en la matière, mais aussi en matière de “cyberconsommation”. En effet, le site “jeboycottedanone.com” va marquer l’histoire du net.

Le légendaire 5e pouvoir du XXIe siècle gagne ici une grande bataille. 70 % des Français sont favorables à ce boycott : “Ils s’élèvent tous contre Danone”, pendant que le marché applaudit les restructurations. Face à l’impuissance des pouvoirs publics, l’appel au boycott devient la dernière ressource, l’arme ultime.

Le site “jeboycottedanone.com” sera même relayé par les politiques qui proposeront des liens vers lui. L’affaire LU quitte le champ de l’économie pour devenir crise sociologique. Pour tenter d’arrêter les ravages causés à son image sur le web, Danone poursuit en justice le « Réseau Voltaire » à l’origine du site « jeboycottedanone.com » et Olivier Malnuit, auteur du logo détourné. Le seul moyen juridique à sa disposition pour obtenir la fermeture du site est d’intenter un procès pour utilisation frauduleuse du nom de la marque et de son logo. En première instance, ils seront condamnés pour « contrefaçon » à de lourdes amendes, puis ces condamnations seront annulées en appel, la cour confirmant « la supériorité de la liberté d’expression sur le droit des marques ».

Les Verts attisent le conflit en reprenant à leur compte les thématiques des licenciements boursiers et du boycott. L’affaire LU devient le symbole d’une mondialisation négative mettant à genoux les salariés. Certains politiques en appellent au “patriotisme industriel et à la responsabilité sociale et humaine”.

Il est fait peu de cas du plan social proprement dit, car la question essentielle n’est pas comment licencier, mais pourquoi ?

Face aux appels à la mobilisation et à une grève nationale et vu l’émotion de l’opinion publique, l’ensemble de la classe politique est contraint à désapprouver la stratégie de Danone, tenant compte notamment de la montée des préoccupations sur l’éthique et la gouvernance des entreprises (Loi NRE de mars 2001).

Cette période marque l’émergence d’un ressentiment envers l’évolution de la société et voit l’explosion de “l’alter mondialisme”. L’opinion condamne les comportements irresponsables des entreprises recourant systématiquement à des plans sociaux malgré leurs profits. Ces plans non justifiés apparaissent comme une forme “d’agression sociétale” qui alimente sa révolte.

Cette affaire dépasse les clivages politiques traditionnels car même si ce sont en majorité des élus de gauche qui réagissent favorablement au boycott (PS, les verts, le PC, l’extrême gauche et les mouvements “Ultra”, derrière la bannière Attac), quelques élus de droite leur emboîtent le pas. On assiste alors à une confusion des genres où des députés parlent en tant que “citoyens et consommateurs” et décident en politicien, où les maires usent de leur mandat pour supprimer les produits d’une entreprise de toute structure collective.

L’idée que le citoyen peut-être “acteur” et faire plier les entreprises est nouvelle. Ce pourrait être une des idées majeures du XXIe siècle, car effectivement le citoyen est également “le consommateur” et, à ce titre, un des acteurs principaux de l’économie de marché, sinon l’acteur principal si l’on en croit l’adage qui dit que « le client est roi ». Les analystes datent l’émergence de ce mouvement au tournant des années 2000-2002.

Même sans passage à l’acte massif, l’adhésion à des stratégies de boycott est particulièrement forte, notamment en cas de suppressions d’emplois. Peu importe l’efficacité réelle du boycott sur le chiffre d’affaires, l’essentiel étant d’attaquer l’image de la marque. En effet dans le classement des entreprises “préférées” des Français, publié dans L’Expansion en 09/2001, soit 6 mois après les événements, Danone a chuté de la 2e à la 44e place, idem dans l’indice “image” d’Ipsos.

Ce conflit social est le premier d’un nouveau type. Cette crise médiatique symbolise la nouvelle relation qui s’est installée entre l’entreprise et l’opinion. Opinion publique qui n’a jamais été autant en mesure de peser sur l’histoire de l’entreprise et qui lui fait prendre conscience de ses droits, obligations et responsabilités vis-à-vis des citoyens, tant salariés que consommateurs. L’affaire LU nous enseigne deux choses essentielles. Tout d’abord, qu’un mouvement d’opinion se construit, s’orchestre, car l’opinion est très morcelée et a besoin d’un leader qui met en système l’information et rassemble l’opinion autour d’une idée force. A défaut de leader d’opinion, celle-ci reste impuissante sur son environnement. Elle nous apprend ensuite qu’une crise médiatique peut avoir des conséquences durables sur la réputation d’une entreprise, et démontre ainsi l’efficacité du boycott sur l’image d’une marque, quand bien même son chiffre d’affaires n’est que peu impacté.

Ainsi l’impact de ce boycott, premier du genre, a davantage pénalisé l’image de l’entreprise que son économie et l’opinion l’a gardé en mémoire, cette affaire étant évoquée à chaque nouvel épisode de “licenciement boursier”. Dorénavant, les entreprises se doivent d’être en conformité “éthique” avec les attentes des citoyens.

Mais l’effervescence politico-médiatique, la ferveur populaire déclenchée lors de l’appel au boycott et l’émergence du 5e pouvoir sur internet, devenant leader d’opinion et propagateur d’idées subversives, donnent un faux sentiment de victoire des citoyens sur le comportement, jugé “amoral”, du dirigeant de Danone.

En effet, si cela a permis une prise de conscience du plus grand nombre et des différents acteurs économiques, de leurs responsabilités, obligations et devoirs en la matière, ainsi qu’une nette réduction du plan social et une amélioration de ses conditions pour les salariés touchés, le boycott n’a pas suffit à arrêter ce plan et à modifier sur le fond la stratégie de l’entreprise. Dès que la pression médiatique s’est relâchée et que les choses sont rentrées dans l’ordre, le groupe s’est fait oublié de l’opinion publique et très vite à repris son projet de restructuration. Une victoire en demi-teinte donc, puisque malgré tout, les usines de Calais et de Ris-Orangis ferment fin mars 2003. Il est vrai que le plan “Record” prévoyait la fermeture de 7 usines en France, mais Franck Riboud n’a pas encore dit son dernier mot et continuera contre toute attente à tenter de se débarrasser des autres usines LU et cette fois d’une manière imparable comme il sera révélé dans le chapitre 3 et ultime : Une fin de LU ?

Au sujet du Boycott de Danone, il faut lire «  l’autopsie d’une crise d’un nouveau type » réalisée par Catherine Malaval et Robert Zarader dont ce chapitre n’est qu’un aperçu. Cette étude est passionnante, même si on ne partage pas la thèse du règlement de compte politique dont Danone ne serait qu’une innocente victime.


Documents joints à cet article

Danone cède LU à Kraft Foods, les actionnaires se partagent « le gâteau » (2)

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7 réactions à cet article    


  • LE CHAT LE CHAT 12 octobre 2007 12:40

    en tant que Calaisien d’origine , le drame des petits lus m’a beaucoup touché et j’ai encore la nostalgie du doux parfums de petits beurre de l’alsacienne biscuits ( son nom avant de devenir Lu ) flottant sur Calais centre..... L’agro industrie est tournée vers le profit pour le profit ,les actionnaires gardent le beurre et l’argent des ptits beurre , et les salariés se retrouvent au pain sec ! smiley

    un clin d’oeil , le géant du yaouth dans 99 francs s’apelle Madone smiley

    T rex , j’ai bien aimé ton article


    • guillaume 12 octobre 2007 20:26

      Je me souviens, quand du temps de Général Biscuit, déjà un groupe solide l’Etat est intervenu (par les banques nationalisées) pour faire en sorte que Danone, alors groupe BSN mette la main sur Général Biscuit. Il y a eu de la résistance, mais clairement média, gouvernement, et tout ce qui était au pouvoir quelque part disait à quel point c’était bien d’avoir un leader français dans l’agro-alimentaire.

      Quand on voit le résultat final, c’est à dire toute le secteur biscuit français soldé, on a de quoi réfléchir sur cette politique forcée de regroupement sans cesse mise en avant par l’Enarchie au pouvoir. peut-être que comme ça ça leur fera des postes à leur mesure dans des entreprises uniques plus ou moins inféodés au pouvoir.


    • T.REX T.REX 15 octobre 2007 08:42

      au Chat : Merci beaucoup « Le Chat » d’avoir eu le courage de lire cet article beaucoup trop long à mon avis. D’ailleurs peu de lecteurs s’y sont arrêtés, découragés par ce qui semble un pensum, alors que l’Histoire est passionnante. Mais il faut bien dire que la présentation sur Agoravox, pour le moins étroitement verticale et encombrée,ne facilite pas la lecture de texte long. Moi-même je me demande si j’aurais eu le courage de le faire. Il faudrait un outil imprimer l’article uniquement (L’écolo : non ! cela gâche du papier).

      J’apprécie également ton humour au gré de mes ballades dans l’Agora, à bientôt.


    • T.REX T.REX 15 octobre 2007 08:48

      @ guillaume

      Je suis d’accord avec toi, la Mondialisation est en train de créer des Entreprises monstrueuses qui nuiront durablement à la concurrence et donc aux consommateurs en définitive. Ces coalitions sont dangereuses pour l’avenir.

      Toute entreprise commerciale tend au monopole et cherche par tous les moyens à éliminer « la concurrence ».


    • Manuel Atreide Manuel Atreide 13 octobre 2007 13:34

      @ l’auteur ...

      Saga extraordinaire. Du grand art. Vivement la publication du troisième papier !!

      Chapeau bas

      Manuel Atréide


      • T.REX T.REX 15 octobre 2007 08:54

        @ manuel atreide :

        Merci, mais je ne mérite pas ce compliment, car cett article n’est qu’une sorte de résumé d’une étude faite par d’autres que je cite comme source à la fin. Je te conseille de la lire, elle est vraiment bien écrite et très intéressante. Sinon mon résumé est encore bien trop long et cela nuit énormément à son impact sur Agoravox, j’en veux pour preuve le peu de lecteur qui s’y sont arrêtés ce week-end. Dommage.

        A bientôt


      • T.REX T.REX 15 octobre 2007 08:57

        @ demian west :

        Merci pour votre réserve...justifiée.

        J’apprécie ce pacte de non agression tacite et réciproque.

        Au plaisir

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