• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > Le rejet par la CEDH du recours de M. Lindon et de POL son éditeur : (...)

Le rejet par la CEDH du recours de M. Lindon et de POL son éditeur : l’auteur démasqué sous « le narrateur »

Ce qui était prévisible est arrivé. Et les artisans de ce gâchis peuvent se mordre les doigts. Avoir offert sur un plateau au leader de l’extrême droite française la preuve judiciaire d’une diffamation à son encontre par la bouche même de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), cela relève d’une ironie qu’on peut ne goûter que modérément.

Condamnés par les juridictions françaises, Mathieu Lindon et Paul Otchakovsky-Laurens, auteur et éditeur d’un livre prétendant faire « le procès » de l’homme politique, viennent de voir leur recours rejeté par la CEDH, hier 22 octobre 2007. Il leur est reproché «  (d’avoir outrepassé) les limites admises, même si la critique à l’égard d’un homme politique peut être plus large que pour un particulier  », surtout quand par ses prises de position délictuelles «  il s’est exposé (lui-même) à une critique sévère  ».
Le droit d’informer, rappelle la Cour, «  doit reposer sur des faits exacts, (incombant) de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires  ». Les œuvres de fiction n’échappent pas à cette obligation : la décision de la justice française, souligne la Cour, «  trouve sa base légale dans des textes clairs », la loi de 1881 sur la liberté de la presse dont l’article 29 «  couvre la fiction lorsqu’il s’agit de l’atteinte à l’honneur d’une personne clairement désignée  », ce qui était malheureusement le cas, quelque sentiment qu’elle inspire.

Le microcosme de la critique aveuglé

Comment une telle évidence a pu échapper à des esprits déliés ? C’est toute la question. Dans un article précédent sur la condamnation d’un auteur et de son éditeur au sujet d’ une affaire comparable (Besson/Grasset contre Villemin), on a rappelé que le microcosme du « Tout-Paris littéraire » s’était ému dès la première condamnation de M. Lindon et de l’éditeur POL par le tribunal correctionnel de Paris, le 11 octobre 1999. Mme Savigneau, la rédactrice-en-chef de la rubrique “Culture” du journal Le Monde, dans un article Le Roman en procès (Le Monde, 22/10/1999), s’était insurgée contre cette décision avec deux arguments proprement oniriques, bien qu’ils structurent pour partie, aujourd’hui, l’enseignement du français, du secondaire à l’université.

Une fiction prétendument libre de s’affranchir de la réalité

1- Dans un premier temps, Mme Savigneau mettait en avant la liberté de la fiction pour revendiquer le droit absolu du romancier d’énoncer sa propre “réalité”, sans avoir à en rendre compte à quiconque : cette prérogative du créateur, selon elle, s’étendait jusque et y compris au domaine de l’Histoire qu’il peut modeler à sa guise. Prenant pour exemple M. Yourcenar, auteur du roman Mémoires d’Hadrien, elle se réjouissait d’avance de l’absurdité qu’il y aurait à exiger de l’auteur une authentification des propos qu’elle prêtait à son empereur.

Le problème est qu’un homme politique contemporain n’est pas une personnalité historique disparue depuis dix-huit siècles ! Les conflits, que celle-ci a pu susciter, sont éteints depuis longtemps. Sa stature historique bien assise, sauf témoignage inédit majeur, n’a rien à craindre des fantaisies d’un romancier. Il n’en va pas de même avec ses contemporains, quelle que soit la spécificité de leur notoriété. On ne peut leur prêter, sous prétexte de fiction, des actes délictueux dont on ne peut pas apporter la preuve : la charge de la preuve, que l’on sache, en démocratie, appartient à l’accusateur. Et une accusation nominative fictive, car portée dans une fiction, se nomme une diffamation quand elle est portée à la connaissance d’un grand nombre de personnes. Pourquoi donner à son ennemi des armes pour se faire battre ?

Une fiction strictement fidèle à la réalité

2- Dans un second temps, sans craindre la contradiction, Mme Savigneau tirait argument du fait que le roman incriminé aurait été, cette fois, une fiction fidèle à la réalité. Et elle ne comprenait pas qu’on pût reprocher à M. Lindon d’avoir prêté à son personnage des comportements racistes ou injurieux pour lesquels « il (avait) été parfois condamné  ». Le caractère vraisemblable du personnage devait, à ses yeux, exonérer son auteur de toute accusation fictive et donc de diffamation envers l’homme politique puisque la fiction romanesque empruntait à la réalité. En somme, puisque c’était vraisemblable, c’était vrai.
Serait-ce que les amateurs de fiction ne perçoivent plus les divers degrés de réalité qui ne sont tous que des « représentations de la réalité plus ou moins fidèles », puisque, par infirmité native, nous n’accédons jamais à la réalité qu’à travers des médias plus ou moins déformants - nos sens, notre cadre de référence, les postures, les mots ou les images ? Et Dieu merci pour nos libertés, en matière de défense des droits de la personne, la représentation de la réalité judiciaire se doit d’être - même si ce n’est pas toujours le cas - la plus fidèle possible, ou du moins plus rigoureuse que les représentations romanesques.

Un attirail critique pour faire de la lévitation

Cette défense hasardeuse du roman repose sur le curieux attirail que la critique littéraire, entichée de la mode linguistique en vogue, s’est inventé depuis une trentaine d’année, s’enfermant, comme on l’a déjà dit, dans une sorte de « bulle spéculative » qui lui a fait perdre pied. La distinction académique entre « auteur » et « narrateur » en est issue. Elle est devenue un dogme enseigné du secondaire à l’université. Toute critique aujourd’hui se garde religieusement de confondre « l’auteur, être social, producteur du texte  » avec « le narrateur, personnage fictif qui assume la charge du récit », sous prétexte qu’il ne faut pas imputer à l’auteur ce que peuvent dire et faire ses personnages.
Foin de l’avertissement paradoxal de Flaubert, un expert qui vaut bien pourtant tous les petits marquis précieux de la critique contemporaine quand il s’écrie : « Madame Bovary, c’est moi ! » On ne se soucie pas davantage du conseil donné par Guillaume d’Occam au XIIIe siècle : il ne faut pas multiplier les catégories sans nécessité !

La lévitation scolastique malheureusement raffole de ces jongleries formalistes. Et forcément, à la pratiquer sans modération, on finit par ne plus toucher terre au point d’oublier qu’un texte non seulement révèle son auteur et lui seul, quelque masque qu’il prenne, mais qu’il relève de sa responsabilité pleine et entière. Or, celle-ci est strictement organisée par les lois dans une démocratie, qu’il s’agisse des articles 1382, 1383, 1384 ou 1385 du Code civil ou qu’il s’agisse de ceux du Code pénal qui sanctionnent l’injure, la dénonciation calomnieuse ou la diffamation. On ne peut s’y soustraire - hélas ! - même pour cause de fiction artistique.

Voici donc que pour la deuxième fois les auteurs se voient rappeler par la justice qu’elle ne connaît pas ce fantôme de « narrateur » qui s’intercalerait entre eux et leur texte pour les exonérer de leurs responsabilités. Cela suffira-t-il à jeter au panier ces catégories inutiles qui font perdre le sens des réalités à leurs usagers ? On le souhaite, mais sans trop rêver puisque cela impliquerait d’admettre que nombre de savants esprits, et leurs institutions avec eux, qui s’adonnent à ces jeux avec délices, s’égarent depuis de nombreuses années en entraînant dans leur sillage élèves et étudiants. Paul Villach




Moyenne des avis sur cet article :  4.5/5   (8 votes)




Réagissez à l'article

10 réactions à cet article    


  • jakback jakback 24 octobre 2007 13:03

    Nos brillants esprits germanopratins de l’édition se pensent inaccessibles aux lois de la république, de surcroît diffamer un leader d’extrême droite c’est faire oeuvre de salut public, qui oserait contredire le politiquement correct de cette caste consanguine, personne a leurs yeux, aurait le toupet de souligner leur dévoiement. Leur fatuité les a aveuglés, il est heureux que le CEDH les ramène a la réalité, bien que personnellement je doute de leur capacité a l’autocritique.


    • Patrick FERNER 24 octobre 2007 13:21

      M. Villach, tout cela est fort bien mais quels sont les faits relatifs à cette décision du CEDH ? Le titre de l’ouvrage incriminé ? La personnalité d’extrême-droite mise en cause ?


      • Paul Villach Paul Villach 24 octobre 2007 14:43

        Il me semble que cela est assez clair : 1- Il s’agit d’un livre dont je ne tiens pas à faire la publicité. Le mot « procès » est dans le titre. 2- Le leader d’extrême droite ne peut non plus être ignoré. A-t-il des concurrents ? 3- Quant aux faits, je m’en tiens à ce que la CEDH énonce. N’est-ce pas suffisant pour comprendre de quoi il retourne ?

        Remarque : j’ai demandé à la rédaction de corriger dans le titre « le » par « la » Cour européenne des droits de l’Homme. Et dans l’avant dernier paragraphe, une autre coquille doit être rectifiée : « qu’il s’agisse » au singulier. Mais je pense que la rédaction doit être submergée. Paul Villach


      • Cher Paul Villach, Une précision non négligeable, pour vos lecteurs (non pour vous qui connaissez parfaitement votre sujet), s’agissant du droit Français en matière de diffamation. La charge de la preuve n’appartient pas au plaigant qui se prétend diffamé, mais à celui qui est accusé d’avoir diffamé.C’est un des rares cas du droit Français où l’on assiste au renversement de la charge de la preuve. Aussitôt saisi d’une plainte en diffamation, le tribunal doit donc permettre à « l’accusé » de formuler son offre de preuves du fait diffamatoire. Cette démarche, tout à fait « originale » conduit donc le prévenu à présenter ses preuves du fait qualifié de diffamatoire. C’est évidemment très difficile et de nombreux journalistes, ou auteurs en ont déjà fait l’expérience et par conséquent appris la prudence. Bien placé pour pouvoir en parler, j’évoquerai pour appuyer mon propos l’affaire BARRIL Co/LE MONDE et EDWY PLENEL. Jugée aux trois niveaux entre 1993 et 1995 (T.G.I,Cour d’Appel et Cassation). Cette affaire a abouti à ce que le plaignant, Paul BARRIL, soit débouté aux motifs que le journaliste avait effectué une enquête complète, sérieuse et documentée pour pouvoir se permettre d’affirmer que Paul BARRIL était bien l’auteur du « montage » réalisé par ses soins, le 28 Août 1982 à VINCENNES, au domicile d’Irlandais, chez lesquels il avait au préalable pré-disposé des armes de l’explosif et des documents. La Cour d’Appel a même évoqué « un traquenard ». Cette jurisprudence est désormais bien fixée. Reste cependant la possibilité, pour le tribunal, lorsque les preuves ne sont pas vraiment très consistantes, de retenir malgré tout « la bonne foi » de l’auteur. Mais ces cas sont très rares. Ceci dit l’espèce que vous évoquez est tout à fait intéressante s’agissant de la limite fiction-réalité.


        • Paul Villach Paul Villach 24 octobre 2007 14:54

          Très intéressante mise au point, cher colonel. « L’affaire Barril/Plénel » est exemplaire.

          N’y a-t-il pas, cependant, un piège qui se referme parfois sur le journaliste quand, appelé à apporter la preuve de ce qu’il avance et qui est jugé diffamatoire par la personne concernée, il présente un document qui peut lui valoir d’être poursuivi pour recel de secret professionel par exemple ? Ce qui au jeu d’échecs s’appelle « une fourchette », je crois... Paul Villach


        • docdory docdory 24 octobre 2007 19:12

          @ Paul Villach

          Je compatis avec la curiosité naturelle du commentateur Patrick Ferner , qui semblait aussi intrigué que moi par cette affaire dont je n’avais jamais entendu parler . C’est pourquoi j’ai fait une recherche sur ce sujet dont je me permet de lui fournir ici une référence :

          http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-970176,0.html

          Bien évidemment , il s’agit sans la moindre ambiguïté d’une diffamation , d’autant que le personnage visé était clairement nommé , même s’il était représenté dans une « situation fictive » .

          Pour en revenir au fond de votre article , sur la non-distinction entre l’auteur et le narrateur , à la lumière de vos précédents articles et de celui-ci , je me pose néanmoins une question qui vous paraîtra peut-être naïve : il arrive que dans certains romans , plusieurs personnages différents soient les narrateurs , chacun exposant des points de vue divergents , voire opposés sur les faits ( imaginaires ou non ) relatés dans le roman en question . Qu’en est il alors de la distinction entre l’auteur et les narrateurs ? On imagine difficilement qu’un auteur ait simultanément deux opinions opposées , comment déterminer celle de l’auteur dans ces conditions ? A moins évidemment de supposer que le roman dans son ensemble traduise l’incertitude ou l’ambigüité de l’auteur sur les sentiments qu’il éprouve vis à vis des situations qu’il décrit dans son roman ?

          Il arrive aussi qu’un auteur fasse une histoire dont la « morale » soit opposée à ce qu’il pense en réalité . Je pense à la nouvelle « in a good cause » écrite par l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov . Dans la préface à cette nouvelle ( excellente pour ceux qui , comme moi , sont des grands amateurs de science-fiction ) , Asimov raconte qu’un critique avait été emballé par l’histoire , bien qu’il ait été fondamentalement en désaccord avec sa philosophie générale . Isaac Asimov racontait qu’il avait été obligé d’avouer à ce critique qu’il s’était aperçu , lui aussi , après l’avoir écrite , qu’il était en désaccord profond avec la philosophie qui s’en dégageait , mais que , comme l’histoire était excellente , il l’avait fait publier quand même !


          • Paul Villach Paul Villach 24 octobre 2007 19:45

            Cher Docteur, vous répondez vous-même avec sagacité et bonheur à la question que vous me posez.

            Il est entendu qu’il ne s’agit pas d’attribuer de façon simpliste à l’auteur tout ce qui se déroule dans une fiction. C’est le livre entier qui « livre » l’auteur :

            1- il en est le grand organisateur,

            2- il y formule la représentation du monde qui lui est propre,

            3- et, quelles que soient les contradictions d’où elles émergent, les leçons qui en ressortent portent sa griffe et de personne d’autre, dans le langage qui est le sien.

            4- Il est donc à ce titre responsable de bout en bout de l’ouvrage.

            Le jeu formel qui a consisté à glisser entre « un auteur » et son texte un fantôme de « narrateur » a conduit à occulter ces vérités premières... jusqu’aux dérives que l’on observe dans l’article de Mme Savigneau.

            Dans un précédent échange, nous avions parlé de ces couples de mots antagoniques dont il fallait se méfier : information/communication - information/désinformation - journal d’information/journal d’opinion, etc...

            Auteur/narrateur, voilà un autre couple à proscrire. On doit garder à l’esprit la prescription de G. d’Occam : ne pas multiplier les catégories sans nécessité.

            Le formalisme scolastique excelle dans ces multiplications qui ont pour fonction première de désorienter en rompant les relations entre les objets.

            Or, qu’est-ce que comprendre, sinon avant tout établir des relations fondées entre les objets. Paul Villach


          • Cher Paul VILLACH,

            Vous parlez d’or pour certaines pièces d’origine « inavouable » mais il advient aussi que certains journaux et auteurs se fassent condamner « à chaud » pour diffamation et que des années plus tard la personne visée soit finalement reconnue « coupable » des faits trop tôt évoqués. De plus le temps a en général fait son effet entre temps et, la condamnation étant devenue définitive, il est alors impossible de faire « rejuger » l’affaire !!. C’est, entre autres, ce qui est arrivé à Jean-François KAHN dans cette affaire des Irlandais de VINCENNES à propos d’un papier paru, à l’époque, dans L’EVENEMENT DU JEUDI. DURA LEX SED LEX !


            • docdory docdory 25 octobre 2007 13:59

              @ Paul Villach

              Afin d’enrichir le débat , je viens de voir que l’avocat général Pierre Bilger vient d’écrire un article d’’un point de vue opposé sur le même sujet , je vous transmet son article :

              http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=30789


              • Paul Villach Paul Villach 25 octobre 2007 14:45

                Merci de cette information.

                Je viens d’en prendre connaissance. L’argumentation de P. Bilger suppose l’adoption d’une théorie artistique dont je dénonce le formalisme.

                Il est paradoxal qu’un homme de loi tende à admettre le masque du narrateur qui dédouanerait l’auteur.

                N’est-ce pas exonérer l’auteur à bon compte de sa responsabilité, sous couvert de dispositif artistique, quand on sait que l’art est principalement constitué de leurres pour agir sur le lecteur ou le spectateur le plus souvent à leur insu ?

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON






Les thématiques de l'article


Palmarès