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Littérature et Histoire : vérité ou imagination ?

« ... les expériences des camps passés doivent servir à abolir les camps présents et à rendre impossibles les camps futurs » Tzvetan Todorov, Revue Lignes, mai 2000.

« Je me suis toujours efforcé d’aller dans l’âme des choses », Gustave Flaubert.

Littérature et Histoire : vérité ou imagination ?

C’est un fait. Nul n’en doute. L’actualité paye et la rentrée romanesque voit dans le palmarès des livres les plus vendus de la semaine, bon nombre de textes à double vocation intimiste et rationnelle, attestant ainsi le grand intérêt et le besoin de savoir de la part des jeunes et du grand public. Les grands événements historiques du XXe siècle, qui restent pour la plupart d’entre eux encore une énigme, revivent sous la plume d’écrivains et artistes contribuant à jeter sur l’époque un regard plus suivi et intelligent.

Ce ne sont pas des œuvres qui ont la prétention de réécrire notre passé vécu. C’est une littérature, considérée à tort minimaliste, qui loin de toutes formes de propagande ou d’auto-exaltation, essaie de combattre le rituel, uniquement motivée d’un esprit pédagogique.

De tous les « romans » qui remplissent les rayons de nos librairies, il nous semble juste de signaler trois publications : Les Bienveillantes (Ed. Gallimard, 2006) de Jonathan Littell, Pelures d’oignon (Ed. du Seuil, 2007) de Gunter Grass et Dans le café de la jeunesse perdue (Ed. Gallimard,2007) de Patrick Modiano (1). Trois travaux qui racontent des expériences personnelles ou non, insérées dans un contexte historique bien défini. Trois procédés narratifs, très bien menés et séduisants, qui reportent l’attention sur la sacro-sainte question du rôle de l’écrivain et de la relation entre texte de fiction et texte historique. Nous sommes convaincus que le romancier n’est pas un copiste ou un sténographe scrupuleux de la réalité. Il n’est pas non plus le sage qui veut réouvrir une question ou reconstituer plus ou moins fidèlement un fait. Le romancier n’est qu’un rêveur mais qui se colle à la réalité, qui en prend les petits et les grands drames pour faire une réflexion un petit peu plus profonde sur la société et les passions qui se déchaînent dans son sein. Nous comprenons bien que le véritable chef-d’œuvre se nourrit de crises personnelles profondes qui aident à interpréter le sens des tragédies collectives. Mais ça n’empêche pas, cependant, de dire que l’union de la fiction avec l’histoire pose énormément de questions et n’est pas nécessairement déterminante pour la réalisation d’un produit vraiment réussi. Plus en détail, nous sommes persuadés que, s’agissant d’un ouvrage à double clé de lecture (d’un côté l’aspect symbolique du conte et de l’autre la redescription d’une réalité historique), le choix du registre d’écriture susceptible de bien rendre les deux âmes, s’avère pour l’auteur plus complexe qu’on ne le croit. Car ce n’est pas simple de faire répondre au même temps l’exigence de transmettre ce qui a eu lieu et de dégager des faits racontés les dimensions symbolique et transcendante. Le risque c’est de donner lieu à un débordement incontrôlable et pervers de l’axe narratif et créatif. Et, encore plus problématique nous semble l’attitude du lecteur qui sent l’effort (c’est un effort de volonté) de cacher ses émotions derrière la rationalité. C’est pourquoi, face à la réalité contemporaine, l’artiste doit toujours sauvegarder l’attitude d’écart, qui ne veut pas dire nécessairement neutralité, mais prudence. Et ça pour permettre au lecteur de se contruire une idée à lui qui ne soit pas pressée ni iconoclaste, mais sereine et progressive. C’est une tentative de se rapprocher du roman objectif américain, celui où vérité et témoignage dynamisent et réactualisent les expériences en fonction d’un projet créatif et culturel remarquablement innovant et donc « révolutionnaire ».

La vérité est que notre culture globale a imposé à l’homme de lettres, depuis des années, un autre profil. Le mythe du génie-créateur, la « conscience critique et morale » des classes sociales défavorisées, celui en qui on voyait se résumer l’esprit et les passions d’une nation, s’est doublé d’une nouvelle image de littérateur plus sensible aux autres cultures, qui connaît les autres langues et qui expérimente des formes de communication autres que celles traditionnelles, accélerant ainsi l’évolution et l’émancipation sociale et intellectuelle à l’intérieur d’une communauté. En un mot, il travaille pour réaliser une réelle mixité de cultures.

Parallèlement nous avons assisté à une radicale modification du profil du public/lecteur, traditionnellement enclin à l’introspection. Mieux, il n’existe pas un public idéal, standardisé, mais des publics, une variété de publics qui attendent d’être reconnus comme tels. C’est pourquoi réduire la création littéraire à la contemplation narcissique de soi-même signifie fermer les portes du monde et déterminer par là un appauvrissement, un rétrécissement inéluctable et dangereux de l’idée même de littérature. C’est renoncer à savoir ce que les autres pensent de nous, de notre histoire et de notre civilisation. C’est vrai que c’est encore notre esprit qui nous séduit davantage et que nous sommes tentés de croire à ce que nous avons fait ou vécu, de reconnaître comme authentiques seulement nos traits, nos voix, nos passions, mais il en est de même que, assez souvent, nous sommes ce que les autres nous voient.

Cela dit, nous pensons qu’il est temps d’entendre la littérature en un sens plus large. Non plus comme fin en soi mais comme « moyen » pour entrer en relation avec la réalité environnante. De plus, nous croyons que c’est à la littérature que revient la prise en compte même de ce qu’il y a de négatif, de tragique dans les grandes expériences historiques, non seulement pour y puiser des informations sur la société mais surtout pour y trouver un sens qui permette au littérateur « de mieux comprendre l’homme » (2). La littérature n’a pas évidemment le droit ni la compétence de réécrire les faits. Mais se plaçant du côté du récepteur elle l’aide, par le biais de la parole, du raisonnement et de la suggestion, à rechercher les explications possibles, favorisant ainsi l’interaction entre la dimension individuelle et la recherche historique. Dans ce va-et-vient constant d’informations et de sensibilisation aux grandes valeurs de notre humanité, même les ouvrages de témoignages bien autant que les biographies (il y en a beaucoup) appartiennent, à juste titre, à la catégorie de la littérature, dans le sens où cette génération d’écrivains, jeunes ou chevronnés, victimes et témoins (pas tous) des actes les plus noirs et les plus pervers commis à l’ombre d’une prétendue « vérité », a réussi à transmettre en termes, certes, personnels et uniques, les malaises et les contradictions de l’époque beaucoup plus que des livres d’histoire, contribuant ainsi à rendre plus expressifs les silences comme les révoltes.

Devant un moment ou un héros, il ne nous semble pas absolument correct sur le plan de la construction narrative et littéraire de se demander s’il est vrai ou inventé. Ce qui compte c’est de savoir si la représentation qu’on donne est plus ou moins rigoureuse, plus ou moins crédible. Si l’acte de confiance initial entre texte et destinataire est destiné à progresser ou à s’interrompre. En un mot, si l’appel lancé non pour réviser une décision adoptée (pas question de la rejuger) mais pour prendre en charge les effets négatifs que certains épisodes particulièrement troublants ont causés dans l’âme des gens, a été reçu. C’est là, pourrait-on dire, le point de départ de toute littérature : la volonté de dire le monde dans sa totalité. Et réveiller les drames anciens portant l’attention du romancier sur les années de malheur, c’est reconnaître à la littérature l’une des tâches constitutives de son action éducative, celle de contribuer à ce que certains thèmes comme la Schoah ne soient jamais totalement oubliés. C’est encore l’occasion d’adresser aux jeunes souvent en panne de connaissances historiques générales, un cri d’attention à ce qui a été perdu afin de récupérer le sens d’un passé qui fait partie de notre vie et auquel nous sommes tous contraints de nous confronter.

Nous considérons, pourtant, que tous les sujets doivent intéresser le romancier, y compris la folle expérience concentrationnaire des années 1939-1945. C’est pourquoi nous pensons qu’il est absolument utile de revenir par la lecture sur le contexte culturel de ces années-là pour s’interroger sur les motivations qui ont déterminé le projet criminel et brutal qui prend le nom de « la grande solution ». Non pour susciter l’indignation ou pour demander l’indulgence, mais, comme l’a écrit l’académicien François Nourrissier, pour « blanchir la grise mémoire » des hommes, jetant de la lumière sur les grands débats contemporains qui encore continuent à diviser intellectuels et historiens. Car le principe qui nous semble désormais essentiel n’est pas la liberté mais la vérité. La vérité sur une montée et sur une déchéance. La mémoire est un droit et un dévoir et à ce devoir la littérature ne peut aucunement échapper.

Prof. Raphaël Frangione


Notes : 1.Un jeune et brillant auteur américain, par son premier roman, Les Bienveillantes, à travers les vicissitudes de Max Aue, officier de la Waffen SS, raconte le climat dramatique des années 1939-1945. Le lecteur est mené à l’intérieur de la folle aventure nazie et au fil des événements, racontés avec passion et transport, il est mis en face des logiques aberrantes et des comportements ambigus du protagoniste, à la veille de « l’effondrement » du IIIe Reich. Pelures d’oignon est un texte de souvenirs ; l’auteur, Gunter Grass, un des derniers grands intellectuels du siècle passé, à quatre-vingts ans ressent l’exigence de décrire les épisodes les plus saillants de sa vie. En même temps il nous décrit le climat ordinaire de sa famille, obligée de se confronter avec les horreurs de la guerre. Le livre a été l’objet d’une violente polémique médiatique lors de la confession du jeune Grass d’avoir servi, à l’âge de dix-sept ans, sous l’uniforme SS dans les derniers mois de la guerre. Patrick Modiano, auteur très connu, avait déjà montré dans ses romans comment c’est possible de représenter, en écrivain, l’atmosphère noire et étouffante de la France de la collaboration. Une réalité historique et culturelle que l’auteur de La Ronde de nuit n’a pas vécue mais dont il a quand même subi les conséquences de l’humiliation, de la honte et de la gêne matérielle (n’oublions pas que le père de Modiano était juif). Il a ressenti la France vichyste comme une obsession, une infamie, ce qui l’a poussé à rechercher dans tous ses textes la vérité humaine. Sa récente oeuvre romanesque, Dans le café de la jeunesse perdue, s’insère elle aussi dans un projet créatif entrepris il y a juste quarante ans, celui de revenir régulièrement au passé pour pénétrer dans les « zones neutres » de notre vie fragile et incertaine. Trois hommes (un jeune étudiant, un détective privé, un écrivain) se retrouvent dans le café parisien, Le Condé, au cœur du quartier latin, et nous apprennent chacun un aspect du caractère de la jeune Louki disparue. 2.Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Ed. Flammarion, Paris, 2007, pp.24-25.


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