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Accueil du site > Tribune Libre > Le tableau cachait un roman : « Rouge majeur » de Denis Labayle

Le tableau cachait un roman : « Rouge majeur » de Denis Labayle

Qui ne connaît pas cet instant sublime où le doigt du Tout-Puissant, suspendu à la rencontre de celui d’Adam, au plafond de la Chapelle Sixtine, symbolise à lui seul l’acte créateur lui-même ? Il faut le génie de Michel-Ange pour ramasser dans le geste le plus simple la puissance la plus féconde. Mais qu’en est-il de cet avènement où de rien naît quelqu’un ou quelque chose ? Un nouveau roman de Denis Labayle, « Rouge majeur », fait de cette exploration son sujet. (1)

Qu’on ne s’affole pas pour autant ! Ce n’est pas l’aridité d’une spéculation philosophique fumeuse qui attend le lecteur mais l’exubérance de l’invention romanesque dans une langue lumineuse et, pour finir, une découverte inattendue.

Un projet de reportage sur un peintre, Nicolas de Staël

Jack est un journaliste américain. Il a survécu à l’enfer du débarquement de 1944 sur les plages de Normandie. Blessé, il garde, avec le souvenir d’un écorché-vif, la jambe douloureuse. Il est envoyé en France par son journal, le Washington Tribune, pour faire un de ces reportages rituels sur un peintre alors en vogue. On est en mars 1955. Il lui est surtout demandé de rapporter de quoi nourrir comme toujours le voyeurisme des lecteurs par quelques incursions croustillantes dans la vie privée de sa proie. Nicolas de Staël, le peintre, est jeune, beau, devenu riche et adulé. De quoi faire rêver ! On se trompe !

Rien ne se passe comme prévu. Rencontré à Paris à la sortie d’un concert où a été donnée par Pierre Boulez une œuvre du compositeur autrichien Anton Webern, Nicolas de Staël invite Jack à le rejoindre à Antibes. Il le convie à assister « en direct » à la création d’une toile que la musique de Webern vient de faire naître en lui : il en tient déjà le titre, « Le concert ». Il prétend rien moins que faire entendre cette musique en montrant sur une toile formes et couleurs. Que l’oeil entende ! Tel est son projet fou ! Dieu lui-même s’est-il risqué à pareille interférence inédite, même si, selon Baudelaire, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » ? Est-il possible de composer une toile en « Rouge majeur » ? Couleurs et modes musicaux sont-ils interchangeables ?

Une création qui se dérobe

Jack n’en demandait pas tant, d’autant qu’à Antibes, il a le secret espoir de retrouver Madeleine, cet amour de France qui ne l’a plus quitté depuis son retour aux USA après la guerre. On laisse au lecteur le soin de découvrir l’aventure de Jack qui va lui-même de découverte en découverte. Denis Labayle sait organiser attentes et rebondissements à souhait. Rien ne survient comme on l’attendrait. C’est que les coulisses de la création ne se laissent pas facilement approcher. Elles ne ressemblent pas en tout cas à l’objet qui finit par être présenté en gloire aux regards de tous sur une scène pleine de lumière, pas plus qu’au plat servi au client après sa confection savante en cuisine.

Et puis quel grand homme peut le rester aux yeux de son valet ? Sans doute Jack n’est-il pas un valet mais un simple observateur admis par le peintre dans l’intimité de son atelier. Il lui est tout de même donné de pénétrer au cœur de la tragédie que celui-ci vit à l’insu de tous. Rien ne lui est épargné, ni les rebuffades ni le désespoir de l’artiste. Forcément, comme ancien combattant sorti vivant des horreurs du débarquement, Jack relativise, il hausse les épaules. Le « rouge » pour lui ne se limite pas à sa charge culturelle symbolique dont joue le peintre sur sa toile : c’est la couleur du sang de ses camarades qui le tourmente encore dans son sommeil. Une plage de débarquement n’est pas le havre de paix qu’est l’atelier d’un peintre.

Bien malin d’ailleurs qui pourrait repérer dans le chaos mental et environnemental où se débat l’artiste, l’acte épuré du doigt divin qui s’avance pour faire naître sa créature en la désignant seulement du geste. Est-il même raisonnable de tenter de s’immiscer dans ce travail en cours, puisqu’il n’y a rien à y voir ? Seule est visible l’œuvre accomplie, mais non son accomplissement. À quoi bon, du reste, vouloir épier des recettes puisque seul importe que le plat fini soit savoureux ? L’œuvre achevée compte seule. À chacun ensuite, selon ses moyens, d’y déchiffrer l’information contenue !

L’apparition d’une œuvre inattendue

Le choix par l’auteur du peintre Nicolas de Staël comme cobaye était sans doute riche de romanesque asssuré. Mais était-il le guide le plus sûr pour conduire aux méandres enfouies de la création, lui qui, à en croire l’enquête de Jack, attendait tant du hasard ? La toile et la page blanches ne tourmentent-elles pas seulement ceux qui n’ont rien à dire mais qui veulent quand même dire quelque chose ? On devine que ce roman sera lu différemment par les dévots de l’art contemporain officiel et par ceux dont le regard, à jamais ébloui par Giorgione, Véronèse ou Vélasquez, reste aveugle aux farces et facéties d’un art dévoyé.

Mais les deux camps peuvent aisément se rejoindre pour partager le même point de vue devant l’œuvre discrète que, l’air de rien, le journaliste Jack a lentement composée en marge, à force d’essayer de suivre son sujet qui sans cesse lui échappait. En consignant sur son carnet jour après jour la tragédie qui broie Nicolas de Staël et le fait fulminer de paradoxes toujours plus abscons, qu’a-t-il livré à l’insu du lecteur, obnubilé comme lui par l’artiste peintre, sinon les coulisses de sa propre création que jamais il n’aurait eu, lui, la prétention d’appeler ainsi ? Et pourtant, tandis que son modèle s’égare de plus en plus à couvrir de rouge une toile qui ne ressemble toujours à rien, lui, Jack, dans la lumière méditerranéenne, n’a pas à rougir d’avoir réussi à raconter, mot à mot, non plus une enquête de journaliste sur un peintre mais sa propre quête personnelle sous le soleil brûlant de Madeleine. Paul Villach

(1) Denis Labayle, « Rouge majeur », Éditions Panama, 2008.


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2 réactions à cet article    


  • Pierre de Vienne Pierre Gangloff 5 janvier 2009 20:42

    Je m’étonnais : l’année est commencée depuis cinq bonnes journées, et Villach n’avait pas encore livré sa diatribe sur les "dévots de l’art contemporain" ?
    Ouf, tout arrive à tant pour celui qui sait attendre, notre patience est récompensée.
    La livraison est de taille, on s’attaque donc vaillamment à un artiste majeur ( et non pas comme vous le dites à un artiste en vogue, surtout à son époque) qui se démarque justement par la rigueur et la hauteur de sa démarche. Une rigueur, un désintéressement une inappropriation au monde,qui le pousseront au suicide.
    Il y a au musée Beaubourg dans la collection permanente, une toile gigantesque de ce peintre, un grand piano noir. Allez la voir, peut être que à sa contemplation vous comprendrez qu’opposer comme vous le faites mécaniquement les admirateurs de Véronèse et de Nicolas Stael est vain et surtout injuste.

    Il reste que vous avez suscité ma curiosité et que je vais lire "Rouge Majeur".

    Ps : laisser moi vous conseiller alors le livre de J Updicke "Tu cherchera mon visage" qui parle de la même facon des coulisses de la peinture, ici il s’agit entre autres de parler de l’oeuvre de J Pollock. ( au Seuil)





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