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Le « livre vert » des États généraux de la presse : la recette du « lapin-chasseur »

Les Etats généraux de la presse ont clos leurs travaux par la remise d’un mémoire au Président de la République, le 8 janvier 2009. Ce document de 68 pages présente des propositions pour tenter de remédier à la crise que traverse la presse écrite. La défiance des citoyens qui en est la source principale, n’a pas été éludée.

 
I- Une profession, artisan de son propre malheur

Le mot « déontologie » revient souvent comme un maître-mot magique qui aurait été trop oublié : les manquements répétés aux règles éthiques de la profession auraient suscité une défiance croissante. C’est une évidence. La confiance est sentiment fragile : on met des années à la gagner ; une minute suffit pour la perdre !

Mais quelle « relation d’information » ne connaît pas un jour ou l’autre la manipulation ? Aussi, la profession journalistique n’a-t-elle pas créé elle-même les conditions de cette défiance en prétendant exercer un magistère de vérité qui mériterait à ce titre une confiance absolue ? Forcément, quand le magistère est pris en défaut, la confiance est ruinée. Qui donc peut revendiquer pareil magistère déraisonnable, en dehors du clergé d’une religion dont la doctrine se réclame d’une révélation divine ou prophétique à l’abri de tout démenti de son auteur ?

« La relation d’information » entre les humains ne se fonde pas sur un mythe mais sur une rude nécessité : la survie. C’est la raison pour laquelle elle obéit à un principe intangible : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire.

II- Deux données d’expérience superbement ignorées

1- Un principe de survie
Si les individus adoptent, en effet, une telle conduite, ce n’est pas par malveillance mais par souci de ne pas s’exposer inutilement aux coups d’autrui. C’est une première donnée d’expérience irréductible. Est-il dès lors si difficile d’admettre qu’un journal, organe d’expression d’un groupe, ne puisse, lui non plus, s’affranchir de cette même règle de conduite, sous peine de se mettre en danger ? La survie des humains commande qu’ils contrôlent l’information livrée à leurs semblables. Le corollaire de ce principe est qu’un émetteur, quel qu’il soit, ne saurait être regardé comme source inaltérable de vérité.

Le précepte prêté à Churchill doit inlassablement être rappelé : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle devrait être toujours protégée par un rempart de mensonges ». Or, un mensonge qui protège la vie d’une nation ou d’un individu, ne peut pas être jugé moralement répréhensible. S’il convient de garder aux mots leurs sens, il faut dès lors dans ce cas précis éviter le mot « mensonge » dont la charge morale est négative, et lui préférer le mot « leurre ». Qu’y a-t-il d’insupportable à devoir convenir que, dans les paroles d’un individu ou les informations d’un journal, il puisse se glisser des leurres ? C’est la survie des émetteurs qui le veut. Au lecteur d’en connaître l’arsenal pour les repérer et s’en défendre !

2- Une infirmité native
Aux conséquences qui découlent de ce principe dicté par la survie, s’ajoutent les effets d’une infirmité native. C’est une seconde donnée d’expérience aussi irréductible. Les humains ne peuvent accéder à la réalité qu’au travers de médias placés en série, entre eux et la réalité, comme autant de filtres plus ou moins déformants qui ne leur permettent d’obtenir qu’ « une représentation de la réalité plus ou moins fidèle ».

Avant d’être des moyens de diffusion et de réception de masse, ces médias sont d’abord des moyens de diffusion et de réception personnels : les cinq sens, l’apparence physique, le cadre de référence, les mots, les images, les silences. Les médias dits de masse ne font qu’ajouter leurs prothèses mécaniques ou électroniques aux médias personnels des émetteurs et des récepteurs. Imagine-t-on le nombre de filtres médiatiques par lesquels transite une information qu’un récepteur découvre dans un journal ou par un autre média ?

Les journalistes ont beau avoir le culte du « terrain » où il faut se rendre pour pouvoir « informer en direct  » leurs lecteurs ou auditeurs : ils sont condamnés à n’en rapporter qu’une « carte » plus ou moins fidèle avec éventuellement des leurres qui peuvent y être glissés pour les raisons énoncées ci-dessus. Même une image, à la fidélité de représentation confondante en raison de la relation de ressemblance qu’elle entretient avec l’objet représenté, n’est qu’une représentation de l’objet. Il ne faut donc pas se lasser non plus de rappeler la leçon de Magritte : la pipe et la pomme qu’il a peintes avec ces légendes paradoxales, - « Ceci n’est pas une pipe » - « Ceci n’est pas une pomme  » - ne sont que « les représentations d’une pipe et d’une pomme », aussi fidèles soient-elles.

Jamais un journaliste ni personne ne pourra rapporter « un fait  » : seule « une représentation d’un fait  » est à portée parce que jamais « la carte du terrain » ne sera « le terrain lui-même ». Dès lors, peut-on reprocher à un individu ou à un média de ne livrer qu’ « une représentation de la réalité » et non la réalité ? Il importe seulement de savoir si cette représentation est proche ou non de la réalité, à la façon d’une courbe asymptote tendant vers abscisse et ordonnée sans jamais s’y confondre.

III- Une mythologie enseignée par la profession journalistique

1- L’impossible séparation du fait et du commentaire
Des deux données d’expérience ci-dessus, le principe de survie et l’infirmité du dispositif humain de diffusion et de réception de l’information, s’ensuit un corollaire : il n’est pas possible d’opérer « la séparation entre fait et commentaire », comme le prescrit, en page 5, le « Livre vert » des États généraux de la presse, dans la longue tradition de la mythologie journalistique.


- D’abord, « un fait », a-t-on dit, n’est pas accessible ; seule l’est « la représentation d’un fait » : comme le minerai enfermé dans sa gangue, "le fait" reste désespérément prisonnier du "commentaire" qu’est sa seule formulation.

- Ensuite, pour une raison découlant du principe de survie, avant même toute diffusion, se pose à l’individu et donc aux médias, quels qu’ils soient, le problème de savoir s’il est opportun de faire connaître ou non l’information. « Informer, c’est choisir de faire savoir  », écrivaient J. Lesourne et B. Frappat dans Le Monde en 1993 (1), en oubliant l’autre terme de l’alternative : ou de ne pas faire savoir !
Et Dieu sait si les informations laissées dans l’ombre ou délibérément dissimulées sont plus nombreuses que celles qui sont révélées. Pour en donner une idée, l’image de « l’illusion de l’iceberg », cachant plus qu’il ne montre, n’est pas excessive. De la décision prise dans un sens ou dans l’autre dérive ainsi un autre commentaire implicite inséparable de l’information : «  information livrée volontairement car non nuisible ou utile à l’émetteur » - « information non livrée volontairement car nuisible à l’émetteur ».

2- La théorie du chasseur opposée à la théorie du gibier
 On comprendra donc la consternation que l’on peut éprouver à retrouver dans le « Livre vert » des États généraux de la presse ce dogme erroné que la profession journalistique n’a cessé d’enseigner depuis des années pour faire croire à son magistère dispensateur de vérité : ayez confiance en moi, proclame-t-elle, car je fais « la séparation entre un fait et un commentaire ». Le fait est ici l’équivalent du minerai pur obtenu par on ne sait quelle sidérurgie démiurgique ; il est la vérité dégagée de toute pollution d’opinion, tandis que le commentaire serait la gangue, sous formes de scories résiduelles, d’une opinion assimilée abusivement à des croyances ou des fantasmes sans relation avec la réalité. Or, une opinion serait-elle condamnée au délire ? Oui, si elle s’affranchit d’une représentation fidèle de la réalité, non, si elle s’y soumet. Dans le cas présent, la prétention à opérer une « séparation entre fait et commentaire » est une représentation plus fantasmée que fidèle à la réalité.

Tant d’obstination à un moment aussi crucial où se joue l’avenir d’une refondation de la relation entre la presse et ses lecteurs, oblige à conclure que les États généraux de la presse s’accrochent contre toute raison à un magistère dont les inévitables défaillances ont ruiné le crédit. Contre toute représentation fidèle de « la relation d’information », les auteurs du « Livre vert » restent prisonniers d’une vision quasi religieuse de la transmission de l’information. 

Aveugles aux approches nouvelles de « la relation d’information », ces mêmes auteurs restent trop viscéralement attachés à la théorie du chasseur pour prendre en compte celle du gibier, sa cible. Et on ne peut demander à un chasseur qui ne tient pas à revenir bredouille, d’accepter que son gibier se protège contre ses balles. Mais, en retour, que le chasseur ne demande pas à son gibier de croire à ses professions de foi déontologique ! On sait par exemple qu’un chasseur ne doit pas tirer à terre une compagnie de perdrix : il ne peut le faire qu’en vol. Quelle différence pour la perdrix ?
S’il veut survivre, le gibier a donc tout intérêt à bien connaître les leurres du chasseur : la déclamation déontologique en est un, par exemple, tout comme « la séparation du fait et du commentaire ».


Le « livre vert » en livre d’autres. Il prend ainsi les jeunes en ligne de mire et fait à leur sujet plusieurs propositions. L’une d’elles est de créer chez le jeune « une accoutumance » (sic) en l’habituant très tôt à lire la presse par le jeu d’abonnements gratuits dès l’école. Pourquoi pas ? Mais cette mesure doit s’accompagner d’ « une éducation aux médias » et on comprend bien qu’en fait d’éducation, il s’agit d’inculquer aux élèves la mythologie journalistique évoquée plus haut. C’était, du reste, déjà la mission de l’organisme paritaire que l’éducation nationale et les médias avaient fondé en 1982, le CLÉMI (2). Il faut croire que les résultats n’ont pas répondu aux attentes à en juger par les recommandations du « Livre vert » sur la formation des professeurs.
Autant dire que si l’École ne se dote pas d’une théorie expérimentale de l’information qui lui soit propre, ce n’est pas demain la veille que ses élèves cesseront d’être le gibier sans défense de médias-chasseurs qui se conduisent souvent comme des viandards. Le rêve du chasseur, après tout, n’est-il pas la recette du « lapin chasseur », aux champignons et échalottes, mouillé de vin blanc ? S’ils ne veulent pas finir ainsi, il ne reste donc plus aux lapins qu’à changer de recette et à illustrer d’une tout autre façon la poétique appellation "lapin chasseur". Paul Villach

(1) Jacques Lesourne, Bruno Frappat, « Information et déontologie », Le Monde, 12-13/02/1993.
(2) CLÉMI = Centre de Liaison de l’Enseignement et des médias d’Information, … comme s’il existait des médias qui ne livrent pas d’information !


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3 réactions à cet article    


  • ddacoudre ddacoudre 15 janvier 2009 15:12

    bonjour villach

    une analyse simple mais incontournable, la "réalité" n’est que celle que nous vivons qui plus est parfois transformée par l’insuffisance de nos sens, quelle pédanterie de vouloir croire en être un fidèle rapporteur.
    cordialement.


    • docdory docdory 16 janvier 2009 00:33

       Cher Paul Villach

       

      Très éclairante analyse . Avez vous remarqué cette curieuse expression " livre vert " . Pourquoi , livre vert ? Habituellement ce genre de rapport est en général qualifié de " livre blanc " . J’ai tenté de trouver une documentation à propos de ce changement chromatique livresque , documentation que je vous livre ci joint :

      http://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_vert_(rapport)

      http://fr.wikipedia.org/wiki/Livres_blancs

      http://www.europeplusnet.info/article529.html


      • Le péripate Le péripate 16 janvier 2009 00:45

         Bravo. C’est pourquoi l’école du doc, du documenteur revendiqué, est capable de plus d’honnêteté que le journalisme.
        Questionnement à avoir d’urgence devant les avalanches d’images et de sons d’actualité.

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