« Un nègre, ça ne sait pas voler »
Le jour de l’investiture de Barack Obama, un vieux monsieur se tiendra sagement assis à attendre son arrivée sur les marches du Capitole. Edward Lunda, 85 ans, et sa femme LaVonne, deux invités personnels très spéciaux du nouveau président américain. Qu’a-t-il bien pu faire, ce vieillard, pour qu’il devienne ce jour-là le symbole de ce qu’a pu être un jour l’Amérique, d’où sa présence réclamée comme obligatoire par Obama aux marches de la Maison Blanche ? C’est simple, et ça résume 50 années d’histoire de l’Amérique à la fois : notre homme est un ancien pilote de chasse sorti en 1944 de l’école de l’air de Tuskegee, située en plein Alabama raciste, et représente avec ses amis survivants à la fois tout ce qu’il y a de formidable et tout ce qui peut être détestable, et tout ce qui ne sera peut-être plus demain, avec l’élection de ce président noir, comme on dit là-bas. Lunda faisait partie d’un groupe de jeunes noirs, eux aussi, qui ont pendant la seconde guerre mondiale littéralement bluffé l’armée de l’air américaine xénophobe, en s’imposant chez elle malgré les préjugés tenaces qui couraient encore en son sein. Ils ont été les premiers à bousculer les règles établies de la ségrégation, au nom de la notion de patrie qui leur était aussi chère que pour les blancs, ce que ces derniers ne voulaient pas leur reconnaître au départ. L’histoire des Tuskegee Airmen, en ce sens, est véritablement formidable et exemplaire, dans tous les sens du terme, et c’est pourquoi je vais vous la conter aujourd’hui. Les Tuskegee Men ont fait énormément pour abattre les barrières de la ségrégation, comme vous allez le voir. Enormément, et leur rendre enfin un tel hommage, eux qui n’en ont jamais eu de la sorte, ou presque, est un gage de respect de la part du président élu envers des hommes dont la conduite, toute leur vie, a consisté à aider les autres sans se soucier de la couleur de leur peau, et a sauvegarder en même temps les libertés dans le monde. Je vous avais déjà rappelé ici-même ce que nous devons aux gamins de vingt ans qui ont abandonné à jamais leur jeunesse sur les plages normandes, à Omaha Beach notamment, le jour est venu d’en évoquer d’autres, tout aussi jeunes et tout aussi admirables, et tout aussi décidés et héroïques. Tous noirs, venus sauver l’Europe blanche du joug nazi, et de ses idées raciales délirantes. Gloire leur est enfin rendue, savourons donc ensemble ce plaisir historique si vous le voulez bien.
L’idée est apparue à la Civil Aeronautics Authority juste avant la seconde guerre mondiale : celle d’entraîner davantage de civils à piloter, au cas où un probable conflit s’envenimerait, cela épargnera les formations coûteuses, et ce dans des états où le climat permet de voler les trois quarts de l’année au moins. C’est ainsi que la petite ville de Tuskegee fut choisie, et que très vite le programme fut un large succès. Dès mars 1941, le Congrès US propose l’expérimentation du passage de brevet civil au brevet militaire : le succès est à nouveau au rendez-vous, beaucoup de jeunes pilotes s’engagent. Un succès fort embarrassant : les jeunes noirs étaient tout aussi avides de s’envoler que les blancs, mais l’armée ne voulait rien savoir : en 1938 comme en 1941, voler était toujours réservé uniquement aux blancs ! Un des étudiants de la Howard University, Yancey Williams, se révolte alors contre le principe de cette exclusion. Sous la pression de la demande, l’armée de l’air accepta progressivement d’en admettre, non sans être confrontée tout de suite à un autre problème : le rejet par les pilotes blancs de leur nouveaux collègues engagés ! C’est ainsi que l’armée américaine prit cette décision incroyable de créer alors une escadrille uniquement composée de sujets noirs de peau ! L’équipe des cinq premiers pilotes noirs a tout de suite une formidable supportrice : la femme du Président en exercice, qui ne déteste pas faire des tours en avion avec ces nouvelles recrues : "Eleanor Roosevelt, was a strong supporter of the Tuskegee Airmen. She even "inspected the troops" and took a ride with a recent graduate". Dans les bases US, pourtant, on espère bien secrètement qu’ils ne vont pas y arriver... ces "niggers". L’histoire va faire mentir les racistes, et de quelle façon !
Dans une très belle biographie, le fils de l’un d’entre eux, Phyllis Gomer Douglass, nous raconte les débuts de son père en 1942 dans l’atmosphère lourde pleine de racisme du Sud profond. Le 22 mars 1941, le 99 eme escadron composé uniquement de pilotes noirs est donc formé, grâce toujours au Congrès qui a réussi à l’imposer à ses responsables militaires récalcitrants, ceux de Army Air Corp, l’US Air Force n’étant pas créée avant le 18 septembre 1947. Le succès est tel que très vite sont créés le 332nd Fighter Group et le 447th Bombardment Group, tous toujours composés uniquement de pilotes noirs. Selon certaines sources, c’est la grande dépression qui est à l’origine du mouvement et Truman l’homme qui les a aussi beaucoup aidés :"In the 1930s, America was dealing with the Depression, legal segregation and blatant racism. These issues made it difficult for Negro pilots to find jobs. But in 1939, about 20 Negro pilots came together and formed the National Airmen’s Association. They hoped to change the policies that limited their options as pilots by gaining public attention. They began holding air shows that amazed the crowds with their daredevil tricks. In May of 1939 the National Airmen’s Association, with the help of the Chicago Defender, a Negro newspaper, sponsored Chauncey Spencer and Dale White on a 10-city tour. While in Washington, D.C., the pilots met and found an ally in a senator from Missouri, Harry S Truman. Along with other congressmen, Truman helped put through legislation that permitted black pilots to serve in the Civilian Pilot Training Program."
Les brimades ne s’arrêtent pas pour autant, comme le raconte le fils de Joseph Philip Gomer : "My father and the other recruits traveled to Tuskegee by Pullman. When the train crossed the Mason-Dixon line, he waged his first war with segregation. Getting up in the morning to go to breakfast, he and the other Iowans were shown to seats in the back of the dining car. Then a curtain was pulled across, separating them from the other diners. He got up and pulled the curtain back a couple of times, but the conductor closed them again. Finally, they got up and left". Toute sa carrière, Gomer subira ce genre de ségrégation. Ce qui ne l’empêchera pas de devenir un héros : accusés au départ d’être incapables de voler ("les nègres ne savent pas voler" leur balancera un jour un officier méprisant), les Tuskegee Men allaient d’abord prouver qu’ils savaient le faire aussi bien que des blancs. Et allaient démontrer avec un brio exceptionnel qu’ils étaient plutôt doués pour ça... en devenant des as véritables. Moutons (noirs) de leurs collègues, subissant leurs brimades journalières, ils allaient devenir chiens de gardes du troupeau de Forteresses Volantes qu’ils étaient chargés de convoyer à haute altitude. Des chiens de garde teigneux et infranchissables. Protégeant des B-17 aux équipages exclusivement blancs, dont certains auront du mal à remercier leurs sauveteurs... comme le note également Gomer dans cette scène incroyable de retour de mission, où un équipage (blanc) de B-17 venu saluer ces fameux sauveteurs qui avaient fait fuir leur ennemi, tourna ostensiblement les talons pour ne pas avoir à leur serrer la main !! "One example in particular took place during his units stay on the Italian front. "A couple of our fighters rescued a crippled bomber and brought them back to base. The bomber’s flight crew came over to look us up and when the pilot discovered there was nothing but black faces, he turned around and walked away", my father stated. The pilot did not realize that the P-51 pilots flying cover for him were African American. He was overheard muttering under his breath, "It ain’t so." When they were not fighting the Germans in the air, they fought racism on the ground. "Affligeant, révoltant !!
Car nos fameux équipages (450 hommes - d’aucuns disent le double- au total répartis dans 9 escadrons), plutôt doués, se firent vite un nom au sein de l’armée de l’air : leurs avions de chasse tous désignés par une queue rouge ("The Red Tails") devinrent très vite les anges-gardiens fort demandés des Stratofortress B-17 et autres Liberators. Leur dextérité et leur abnégation devinrent vite légendaires : ensemble, lls ont abattu 261 avions de chasse allemands, dont plusieurs Messerschmitt 262 à réaction, abattus à bord de Mustangs à hélice (et pas le modèle le plus rapide !). Ils en ont détruit 148 au sol, en se dépensant sans compter, avec leurs 1578 missions en 15 553 sorties au total. 66 d’entre eux y ont perdu la vie, et 32 ont été faits prisonniers. Mais pas une seule unité volante blanche n’a réalisé cet exploit : en 200 sorties de bombardement en Italie ou en Allemagne, où ils jouaient les anges protecteurs, pas un seul B-17 n’a été descendu : du jamais vu, les missions tournant habituellement trop à l’hécatombe chez les lourds bombardiers ! Les anges étaient noirs, en 44, au dessus de l’Allemagne, et on ne le savait même pas ! La réputation des hommes aux avions marqués à l’arrière de rouge arriva bien entendu jusqu’aux oreilles de l’ennemi allemand, qui commença à les craindre comme la peste. Finalement, le racisme auquel ils était confrontés tous les jours sur leurs bases allaient devenir une arme redoutable auprès des allemands : ceux-ci, ayant appris l’origine de leurs adversaires, en firent eux-mêmes des légendes redoutées : en quelque sorte, à chaque fois qu’ils croisaient un avion à queue rouge, ils craignaient de recevoir la terrible humiliation de Jesse Owens aux Jeux de 1936 ! Certains Focke-Wulfs et certains Messerschmitts furent vus en train de fuir ou de rebrousser chemin à la seule vue des avions des Tuskegee Men !!! Sur les gares de triage allemandes, leur arrivée était tout autant redoutée.
Pourtant, le chemin de leur pleine reconnaissance américaine est encore loin d’être arrivé. Les préjugés terribles sont toujours là : quand l’armée US se décide enfin à parler d’eux en exemple, elle intitule finement son documentaire "the negro pilots" ! Mais à une époque où la phrase drôle du moment est que signifie donc Pontiac ?(réponse raciste : "Poor Old Nigger Think’s It’s A Cadillac"), le documentaire maladroit introduit une idée "révolutionnaire" : un noir, ça sait voler, finalement, y compris sur Kittyhawk P-40, et certains savent aussi combattre l’ennemi de manière efficace. Ce ne sont pas des tirailleurs sénégalais ou des spahis, mais bon, l’idée fait son chemin : le noir est donc aussi un être humain, puisqu’il sait se battre pour défendre ses congénères (blancs !) !!! On a déjà oublié que parmi les cinq tous premiers brevetés figure Benjamin O.Davis qui finira à West Point comme tout premier officier de couleur, et même comme premier général noir (il est mort en 2002) ! Dans le lot, il y en a quelques-uns qui se sont davantage illustrés que d’autres, il est vrai, tel l’incroyable exploit du Lieutenant Gynne Pierson, qui a réussi à couler à lui seul un destroyer italien TA-23 et à la mitrailleuse seulement, en plusieurs passes acharnées de son P-47 Thunderbolt ! Là encore du jamais vu !! Attaquer seul un bateau de ce type, sur-armé en défense anti-aérienne et sans l’aide de torpilles ou de roquettes révèle d"un sacré caractère et d’une façon magistrale de voler à bord de ce lourd engin peu maniable qu’était le Thunderbolt. Les chiffres seuls des Tuskegee sont éloquents. Au total, ils raflèrent 744 médailles dont 8 Purple Hearts. Mais sans pour autant subir jusqu’au bout l’ingratitude de l’armée : on ne décernera pas le titre d’as à l’un d’entre eux pour une demi-victoire discutée : le cinquième avion de son tableau de chasse avait été abattu conjointement avec un de ses collègues ! A la fin de la guerre, ces hommes ont aussi participé à quelque chose qui leur tenait à cœur. Lors de leurs vols de soutien et de protection des vagues de bombardement, Les "Red Tails Angels" avaient en effet suivi le 20 août 1944 la vague d’assaut des 127 bombardiers au-dessus d’un lieu très spécial : le camp de concentration d’Auschwitz. Près de 100 Mustangs et Thunderbolts à la queue rouge avaient escorté ce jour là les Boeing B-17. En dessous, un homme connu : Elie Wiesel, alors âgé de 15 ans et détenu dans le camp, qui a témoigné de ces bombardements. Les bombardiers américains avaient reçu l’ordre de de ne pas détruire les chambres à gaz, sans que l’on ne sache jamais pourquoi exactement Roosevelt avait donné cet ordre. Le débat reste aujourd’hui toujours ouvert.
En 2007, W.Bush, certainement poussé par une équipe qui se doutait bien que si Obama était élu il allait célébrer dignement le rôle des Tuskegee Men, s’empresse de remettre aux 130 survivants la plus haute disinction existante aux USA, la médaille d’or du Congrès, une médaille frappée à leur effigie. Le 29 mars dernier, les survivants se voient remettre à leur grande surprise une médaille qu’ils n’attendaient plus ! ... Barack Obama étant évidemment en coulisse ce soir là pour venir chaudement les saluer. En 2007 toujours, une inutile polémique sur les 200 sorties sans encombre reprend, une enquête démontrant qu’il y a eu quand même des pertes substantielles chez les bombardiers. Le débat semblait bien inutile. Il ne leur aura fallu que 62 ans d’attente pour être reconnus à leur juste valeur !!! "Tuskegee Airmen To Be Honored At Last" peut titrer CBS. En réalité, en 1945, il leur aura fallu encore attendre trois longues années pour que la ségrégation soit officiellement bannie dans l’armée américaine, selon un décret signé Harry S.Truman et inttitulé Executive Order 9981. "It is hereby declared to be the policy of the President that there shall be equality of treatment and opportunity for all persons in the armed services without regard to race, color, religion or national origin. This policy shall be put into effect as rapidly as possible, having due regard to the time required to effectuate any necessary changes without impairing efficiency or morale." Au revers de la belle médaille du Congrès reçue, on trouve la phrase résumant leurs deux combats fondamentaux : "Outstanding combat record inspired revolutionary reform in the armed forces."
Avant même d’avoir vaincu le nazisme, par leur courage, leur opiniâtreté et leur dextérité, ils avaient donc vaincu un adversaire tout aussi redoutable : le racisme. Avec l’élection de Barack Obama, on mesure aujourd’hui combien la frontière de la race, la plus idiote et la plus insidieuse qui soit, vient de tomber. En invitant les Tuskegee Boys à son investiture, Obama ne fait que saluer le chemin tracé par ces hommes fantastiques, qui ne s’étaient préoccupés que d’une chose : de se battre pour l’espèce humaine, que le nazisme mettait en danger. Que la jeunesse du monde ne les oublie jamais, que le racisme disparaisse de cette planète, voilà le message fondamental que je vous propose de retenir ce soir en admirant ces si beaux vieillards enfin reconnus ! Des hommes ont fait changer des nations, et ils figurent parmi les premiers !
PS : l’histoire des Tuskegee Airmen a été partiellement racontée dans le numéo 394 du "Fana de l’Aviation" de septembre 2002.
A noter aussi qu’il existe un téléfilm sur leur histoire, réalisé en 1995 par Robert Markowitz avec Laurence Fishburne dans le rôle principal. Le sous-titre est fort éloquent et fort bien choisi : "the right spirit, the right attitude, the wrong color"...
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