La liberté d’opinion
L’Enracinement, livre posthume de Simone Weil dont les premiers chapitres ont été publiés chez Gallimard en 1957, contient un chapitre sur la liberté d’opinion, dans lequel la presse et la littérature sont mises en question. Intéressant sujet de réflexion pour les lecteurs d’AgoraVox.
Trois manières d’écrire
Quand on lit un article de journal, il est assez facile de distinguer chez son auteur trois types de comportements. Voici ce qu’en pense Simone Weil :
« Chez un être humain, l’intelligence peut s’exercer de trois manières. Elle peut travailler sur des problèmes techniques, c’est-à-dire chercher des moyens pour un but déjà posé. Elle peut fournir de la lumière lorsque s’accomplit la délibération de la volonté dans le choix d’une orientation. Elle peut enfin jouer seule, séparée des autres facultés, dans une spéculation purement théorique d’où a été provisoirement écarté tout souci d’action. »
« Dans une âme saine, elle s’exerce tour à tour des trois manières, avec des degrés différents de liberté. Dans la première fonction, elle est une servante. Dans la seconde fonction, elle est destructrice et doit être réduite au silence dès qu’elle commence à fournir des arguments à la partie de l’âme qui, chez quiconque n’est pas dans l’état de perfection, se met toujours du côté du mal. Mais quand elle joue seule et séparée, il faut qu’elle dispose d’une liberté souveraine. Autrement il manque à l’être humain quelque chose d’essentiel. »
D’où un conseil pour les futurs bâtisseurs de la quatrième république (n’oublions pas que le manuscrit date de 1943) :
« Il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue, mais de manière qu’il soit entendu que les ouvrages qui s’y trouvent publiés n’engagent à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs. Là pourraient se trouver étalés dans toute leur force tous les arguments en faveur des causes mauvaises. (…..) La loi empêcherait que leur publication implique pour l’auteur aucun risque d’aucune espèce. »
« Au contraire, les publications destinées à influer sur ce qu’on nomme l’opinion, c’est-à-dire en fait sur la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes restrictions que tous les actes. Autrement dit, elles ne doivent porter aucun préjudice illégitime… »
Une possibilité de répression
Simone Weil s’en prend ensuite aux écrivains qui prétendent au rôle de directeurs de conscience et se réfugient, quand leur influence malsaine est contestée, derrière la barrière intouchable de l’art pour l’art.
« Si un écrivain, à la faveur de la liberté totale accordée à l’intelligence pure, publie des écrits contraires aux principes de morale reconnus par la loi, et si plus tard il devient de notoriété publique un foyer d’influence, il est facile de lui demander s’il est prêt à faire connaître publiquement que ces écrits n’expriment pas sa position. Dans le cas contraire, il est facile de le punir. S’il ment, il est facile de le déshonorer. De plus, il doit être admis qu’à partir du moment où un écrivain tient une place parmi les influences qui dirigent l’opinion publique, il ne peut pas prétendre à une liberté illimitée. »
L’auteur poursuit avec la possibilité de répression contre la presse, en prenant soin de distinguer la liberté d’opinion due au journaliste de celle due au journal.
« De même, il peut y avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, et toute autre chose semblable, non seulement pour atteinte aux principes de moralité publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement corruptrice. Une telle répression peut s’exercer sans toucher si peu que ce soit à la liberté d’opinion. Par exemple, un journal peut être supprimé sans que les membres de la rédaction perdent le droit de publier où bon leur semble, ou même, dans les cas les moins graves, de rester groupés pour continuer le même journal sous un autre nom. Seulement, il aura été publiquement marqué d’infamie et risquera de l’être encore. La liberté d’opinion est due uniquement, et sous réserves, au journaliste, non au journal ; car le journaliste seul possède la capacité de former une opinion. »
Nous trouvons ensuite une observation très importante sur l’opinion d’un groupe. Elle est toujours d’actualité :
« La protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. Tôt ou tard les individus se trouvent empêchés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de problèmes plus ou moins considérables, d’exprimer des opinions opposées à celles du groupe, à moins d’en sortir. Mais la rupture avec un groupe dont on est membre entraîne toujours des souffrances, tout au moins une souffrance sentimentale. Et autant le risque, la possibilité de souffrance, sont des éléments sains et nécessaires de l’action, autant ce sont choses malsaines dans l’exercice de l’intelligence. Une crainte, même légère, provoque toujours soit du fléchissement, soit du raidissement, selon le degré de courage, et il n’en faut pas plus pour fausser l’instrument de précision extrêmement délicat et fragile que constitue l’intelligence. Même l’amitié à cet égard est un grand danger. L’intelligence est vaincue dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot "nous". Et quand la lumière de l’intelligence s’obscurcit, au bout d’un temps assez court l’amour du bien s’égare. »
Les partis
Simone Weil arrive à cette conclusion étonnante : il faut abolir les partis politiques. Avec cette remarque : « Aux yeux des gens de 1789, il n’y avait même pas d’autre possibilité ; une vie publique telle que la nôtre au cours du dernier demi-siècle leur aurait paru un hideux cauchemar ; ils n’auraient jamais cru possible qu’un représentant du peuple pût abdiquer sa dignité au point de devenir le membre discipliné d’un parti. » A ses yeux, le parti républicain et le parti démocrate aux Etats-Unis ne sont pas de véritable partis politiques, car ni l’un ni l’autre n’a d’idéologie bien affirmée.
Les syndicats
Nous trouvons enfin quelques réflexions intéressantes sur les syndicats et leurs liens avec les partis politiques, que l’on peut résumer ainsi : « Il est bon de permettre aux gens de se grouper pour défendre leurs intérêts, c’est-à-dire "les gros sous" et les choses similaires, et de laisser ces groupements agir dans des limites très étroites et sous la surveillance perpétuelle des pouvoirs publics. Mais il ne faut pas les laisser toucher aux idées. »
Sur le droit de grève : « Il n’y aurait peut-être que des avantages à interdire aux organisations professionnelles de déclencher une grève, et à le permettre aux syndicats, avec des réserves, en faisant correspondre des risques à cette responsabilité, en interdisant toute contrainte, et en protégeant la continuité de la vie économique. »
On voit que le problème posé par Simone Weil est toujours le même aujourd’hui.
Le texte intégral peut être téléchargé gratuitement
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